Dans le nord de la France, les pérégrinations d’un gang de semi-nomades yéniches. Un portrait saisissant, au ras du bitume, par l’auteur de « La BM du Seigneur ».
Mange tes morts est un film d’aventures génial, qui dessine à la fois la carte et le trajet, qui nous lance à toute vitesse sur une piste folle en déployant un monde singulier, entier. Quatre hommes dans une voiture : Fred qui sort de quinze ans de prison pour vol et le meurtre d’un flic lors de sa fuite ; son frère Mickaël resté avec la famille ; Jason leur demi-frère, fils “bâtard” qui entre dans l’âge adulte, et Moïse, leur cousin, qui a choisi le droit chemin de Dieu pour conduire sa vie.
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La carte que fend leur course, c’est d’abord le terrain où leur communauté a installé un calme provisoire, quelques familles yéniches de Picardie dont la vie “semi-nomade” s’apparente à celle des gitans, et dont la langue est un mélange de français du Nord et de mots romani. C’est, tout autour, le monde des gadjé comme zone d’excursions : routes droites pour les courses de voitures, vastes champs pour la chasse au lapin, usines, centres commerciaux et entrepôts pour chouraver de nuit.
Vol initiatique
Sur cette carte, toujours deux pôles, Dieu et le Bouc, la lumière vibrante contre les signes vicieux du mauvais œil. Et bien sûr, présents dans chaque bouche et chaque regard, les morts du titre, invoqués par les vivants pour jurer (“mes morts !”) ou se souvenir – les morts qui sont les vrais habitants nomades de la carte, qui s’y promènent et doublent le pas des hommes comme leurs ombres, comme leur seul ancrage sans attaches.
La piste sur laquelle nous entraîne l’Alpina débridée de Fred sort du campement et tranche le paysage vers le vol ultime, initiatique, d’un camion de cuivre à quelques kilomètres de là. C’est le rite de passage pour le semi-gadjo Jason la veille de son baptême, c’est le grand retour de Fred, le test de fraternité pour Mickaël, l’épreuve sur la voie de Moïse. Et la piste se perd, tourne en rond, rencontre des obstacles, gadjé ou flics, chiens, fusils.
Le trajet accélère les tensions, vitesse qui pousse les rapports entre les quatre à s’exprimer le plus violemment possible : quatre manières de conduire sa vie, révélant l’impossibilité de (se) conduire tout seul. Pas un plan ne garde un personnage en son centre, mais toujours la présence se distribue entre eux, circule. Mise en scène du multiple, du pluriel : il n’y a que la piste qui réunit en un seul trait. Et encore, elle bifurque toujours.
Course violente vers la sagesse
Mange tes morts est peut-être un western, un film d’action, de gangsters, mais pour cow-boys pas solitaires, hommes de doute, crime désorganisé. La photographie de Jonathan Ricquebourg réinvente La Prisonnière du désert dans un air trouble, embrumé, un nimbe de pots d’échappement et de halos clignotants, et cherche la lumière dans le brouillard autour des dernières usines. Jean-Charles Hue a passé de nombreuses années avec ceux qu’il filme, ses amis, ses frères, il est peut-être ce semi-gadjo emporté dans une course violente vers la sagesse.
Son précédent film, La BM du Seigneur, retraçait la conversion du même Fred à une vie pieuse. Il joue là un rôle inverse, qui va “dans le noir” jusqu’au bout. Mais c’est une position parmi d’autres, jouant avec celles des autres, non plus un itinéraire spirituel solitaire.
L’Alpina est par définition une BM améliorée, et là où la beauté brute du premier film exposait le trajet contre la carte (la société, le clan, la tradition, le passé criminel), la fiction ample du second peut déplier tout ensemble. Les choix divergents des quatre frères emportés dans une même chasse nous informent sur chacun d’eux, leur lien très fort, et le monde qu’ils habitent. Leurs choix, leurs liens, leurs façons d’habiter ce monde se font dans les interstices, entre eux, entre Dieu et le mal, entre le vol par besoin et le vol par choix, entre la communauté yéniche et le monde des gadjé. La vie entre la carte et le trajet, entre les morts et la vitesse.
“Mange tes morts !” Pire insulte, c’est : “Vis !” Et la vie est vol, qui prend ailleurs de quoi se continuer, qui justifie le vol par la possibilité de parvenir à la lumière. Quand Jason plonge enfin dans l’eau du baptême, il est passé entre. Le film était ce passage, qui finit pour que la vie commence.
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