Si le monde ressemblait à certains gros titres des médias, Malik Chibane ne serait pas cinéaste, mais glandeur la semaine, incendiaire de voitures le week-end avec option « relais du GIA ». Mais le monde est parfois plus complexe que le simplisme cathodique spectaculaire, comme le montre Chibane avec beaucoup de finesse dans sa filmographie naissante : Hexagone puis Douce France, qui sort cette semaine. Dans la France de 95, on a besoin de gens comme Malik Chibane.
J’étais un garçon très turbulent, tellement turbulent qu’on m’a collé en CAP. Mais si je n’avais pas fait mon CAP, je n’aurais pas été quatre ans au chômage et je n’aurais pas écrit Hexagone. Mais ça, c’est une lecture très religieuse des événements : croire qu’on apprend toujours d’une mauvaise expérience. J’avais le sentiment qu’on était pris pour des merdes : des fils d’ouvriers qui allaient finir techniciens, il ne fallait donc pas se plaindre. Je suis sorti de là avec des désirs de revanche mais la vie associative m’a permis de m’exprimer, d’éveiller ma curiosité et de quitter ce complexe d’infériorité que je vivais très mal.
Quel bilan tires-tu de ton expérience associative ?
C’est un travail de fourmi, très fragile et éprouvant. Les jeunes rejettent l’autorité et quand on s’occupe d’une association, il faut collaborer avec l’autorité, avec la ville. Il suffit d’un fait divers, d’une bavure, et tout le travail peut être réduit à néant. L’intérêt des associations, mais aussi celui de mes films, c’est de mettre fin à une invisibilité culturelle, de montrer la banlieue différemment de ce que les médias montrent. Ce qui m’intéresse, c’est de prouver que ces mots que l’on martèle à longueur de temps via les médias « intégration, cité » sont complètement vides. Le travail du ministère de l’Intégration (dont je conteste l’appellation) devrait être de rappeler à l’ordre tous ces journalistes qui dérapent. Lorsque Ockrent annonce qu’un type a été assassiné sur une moto volée, mais qu’elle se tait lorsqu’il a été prouvé qu’elle n’était pas volée, qui est là pour lui taper sur les doigts ?
Allais-tu au cinéma quand tu étais jeune ?
Pas tellement, le cinéma ne fonctionnait d’ailleurs que le week-end à Goussainville. Et aller au ciné à Paris était toute une expédition. On sortait en groupe, j’ai dû me taper les Aldo Maccione, les Rocky… J’étais malade de donner mon fric à ces mecs-là. Une fois, j’ai réussi à convaincre mes potes d’aller voir A nos amours de Pialat et je me suis fait insulter à la sortie. Moi, j’avais été sensibilisé par le ciné-club du vendredi soir à la télé. C’est là que j’ai vu les Truffaut, les Buñuel et le néoréalisme italien. Mon grand choc fut Les 400 coups, vers mes 13 ans, au moment où je commençais à en avoir marre de John Wayne depuis, je suis revenu de mon jugement sur la qualité des westerns, en particulier ceux de John Ford, admirables. Maintenant, un jeune ne peut même plus apprendre le vocabulaire de base à la télé, alors que le service pseudo-public a une grande responsabilité dans la formation du goût. Si on ne m’avait pas offert cette ouverture sur le monde, non seulement je n’aurais pas fait de cinéma, mais je n’aurais même pas été voir ce type de films. J’aurais dit « Prise de tête le cinéma français, me parle pas de ça ! » Des jeunes de banlieue m’ont écrit pour me dire qu’ils n’iraient pas voir mon film parce que c’est un film français, et la télé a une grande responsabilité là-dedans. La Haine, c’est bien pour cette raison : ça a montré que le cinéma français n’était pas forcément aussi déconnecté de leur réalité que ça.
Quand tu as commencé Hexagone, était-ce plus un désir politique ou un désir d’artiste ?
La culture prolétaire fait qu’il faut rester à sa place. Chez nous, les dialogues, c’était : « Maman, j’ai un boulot d’esclave » « Non, garde-le, t’as un boulot ! » Passer de l’autre côté de la barrière parce que le cinéma, c’est quand même la bourgeoisie impliquait une confiance et une aisance que je n’avais pas. Je me suis lancé dans Hexagone avec pour seul viatique les films que j’avais vus. Je me suis donc contenté de vouloir faire un film politique qui, d’ailleurs, n’était pas prévu pour sortir en salles c’était une production locale, une cassette vidéo à tout casser. Mes seules prétentions artistiques étaient de faire quelque chose de sobre et de rendre l’atmosphère d’un lieu. On évolue dans un même lieu et il faut reconstituer cet espace : comment quelqu’un qui ne serait jamais venu là aurait pu avoir cette vision ?
Contrairement à La Haine, où l’on ne parle pas, il y a dans tes films une grande importance accordée à l’écriture.
Ou si on parle, dans La Haine, on s’insulte, on parle en verlan. Ça pose problème dans la codification. Pour quelqu’un qui n’est pas du cru, c’est incompréhensible. Je crois que La Haine s’inscrit dans un courant Besson-Beineix : des gens qui ont gommé le texte. Je ne supporte pas que mes films parlent comme moi je parle avec mes copains. On est là pour faire une forme de spectacle et de communication, autant bosser. Parfois, on a l’impression que le poste de dialoguiste a sauté dans le cinéma. A contrario, le côté dialogues très travaillés peut faire « mot d’auteur », ce qui est péjoratif. Mais entre tomber dans ce piège et la pseudo-improvisation, il y a quelque chose à trouver. Dans Douce France, il y a une référence à Marcel Carné, à un travail qui a été fait en France et que la langue nous offre. Le Jour se lève me touche particulièrement, et j’essaie de renouer avec cette tradition de cinéma réaliste, avec un ancrage sociologique, qui avait un savoir-faire d’écriture dont on pourrait s’inspirer pour résister à l’invasion américaine. Cela dit, pour un mec de l’extérieur, Kassovitz a quand même compris des choses. Il y a des instants bien sentis liés à l’errance, au dés’uvrement. Mais La Haine n’est pas un film qui perturbe : cette opposition systématique, le coup de la galerie d’art, c’est très facile. Kassovitz globalise, montre une espèce de bocal où chacun trouve ce qu’il cherche. Je ne suis pas dans la peau du gamin de 15 ans qui est humilié, ou dont on a humilié le grand frère, et qui est content qu’on insulte les flics, qui trouve un moment de valorisation en payant 40 balles pour la place de La Haine. Mais je peux apprécier ce cinéma-là une fois accepté le fait que l’on ne parle pas de la même chose, qu’il n’a pas d’aspiration « citoyenne ».
Cette représentation de la banlieue et de sa violence ne te satisfait pas ?
Où est la vraie violence ? Est-elle dans le fait de montrer un conflit avec la police où chacun se retrouve dans le rôle où il avait envie de se retrouver, où chacun quitte la salle en ayant été conforté dans ses préjugés ? Ou consiste-t-elle à rendre sympathique une jeune fille qui porte le voile ? Car aujourd’hui une personne typiquement française dans sa façon de s’exprimer et qui porte le foulard, c’est violent. Etre violent, ce n’est pas être vindicatif. Le fait divers, d’une certaine manière, c’est rassurant : ils brûlent des voitures mais les flics les entourent. Alors les gens sont rassurés, ils se disent « C’est bon, j’habite dans une zone pavillonnaire, j’ai rien à craindre. »
Est-ce pour cette raison que tu n’utilises jamais de rap dans tes films ?
Oui, ça fait partie de cette lutte contre les clichés, les poncifs. Le rap ne rencontre pas cette adhésion de masse qu’a eue Bob Marley. Ça me fait rire, ces types qui veulent singer les Blacks américains. Mes films n’ont pas pour finalité d’humidifier les sous-vêtements des bourgeoises en mal d’exotisme et il y a pas mal de raps qui vont dans ce sens-là. Cela dit, j’aime bien quelqu’un comme MC Solaar parce qu’il y a une véritable écriture.
Dans Douce France, la mort est présente sous la forme d’un crime policier. La police est-elle un fléau de la banlieue ?
Idéologiquement, je n’aime pas la police municipale, ni les petites milices déguisées ici ou là, les vigiles du RER financés par le conseil régional. Je préfère que l’ordre soit assumé par la police d’Etat. On a affaire ici à la police municipale, à des gens qui n’ont pas été acceptés dans la police nationale pour ça, faut vraiment être pas très fort. En l’occurrence, ils sont illettrés. Ces flics me touchent parce que ce sont aussi des gens mis à l’écart, qui n’ont pas eu la formation pour s’adapter à ce turbo-capitalisme qui fait que, tous les cinq ans, ça bouge. Dans cette scène du meurtre, j’ai l’impression d’avoir deux victimes, deux pauvres types, ni bons ni méchants : ce flic exaspéré, c’est plus inquiétant dans ce qu’il révèle en amont d’humiliation. On ne tue pas des gens tous les jours, mais on en humilie tous les jours.
Pourquoi refuses-tu que l’on parle de tes films comme de films sur la banlieue ?
Mes personnages souffrent tous d’un même problème : l’absence de valeurs. C’est un problème général dans ce pays, où le seul projet politique est de partager l’air qu’on respire. Ça s’arrête là. Après, c’est « attention chien méchant ! » L’idée de Douce France était de raconter ce que deux prolos feraient avec une somme d’argent et de voir que ça ne résout pas leurs problèmes d’être. Dès lors, ce n’est pas un film sur la communauté beur, ni sur la banlieue, mais un film sur la France. Ces gens-là sont englués dans des difficultés que l’on peut retrouver dans n’importe quel milieu social ou géographique. Voilà pourquoi Hexagone était un titre provocant : je ne prenais que des Beurs et je disais l’Hexagone, c’est ça.
Le personnage de Farida, étudiante qui décide de porter le voile islamique, participe-t-il de cet égarement ?
Oui, elle a confondu le culturel et le cultuel. On ne peut pas porter le foulard comme certains sont afro avec une coupe rasta, ça ne peut pas se limiter à une mode vestimentaire. Ses larmes nous expliquent à la fin qu’en retirant le voile, elle n’a pas résolu son problème : comment vivre l’islam aujourd’hui en France. Avec ce personnage, je voulais traiter de la quête d’identité. Elle a la réaction ultra-minoritaire de ceux qui refusent l’assimilation. Je veux montrer qu’on peut être intégré scolairement mais pas culturellement, ou être exclu socialement mais intégré culturellement.
Tu sembles très attaché à la laïcité.
Je suis contre l’école privée, qu’elle soit chrétienne, judaïque ou coranique : ce sont des écoles qui, avec des fonds publics, vont à l’encontre de la République. On forme des citoyens en marge avec une dimension religieuse, je trouve ça pervers. Pourtant, je suis croyant et je me sens très musulman bien que je ne pratique pas. L’autre jour, j’étais en Espagne et j’ai vu des écoliers en blouse : nous, on a abandonné tout ça, mais les blouses avaient le mérite de gommer les différences sociales.
Cultives-tu une éthique de l’effort ?
La notion de travail m’intéresse beaucoup, je trouve que c’est une valeur essentielle : pas pour faire fructifier le capital des grandes familles bourgeoises, mais parce que ça demande un effort, une transformation, une maturité… Ça demande plein de choses qui te font sortir de tes pseudo-certitudes. Souvent, l’entreprise réussit bien le mélange des gens différents, il est malheureux que ce ne soit pas à l’échelle du pays. Le sentiment d’appartenance à la boîte est souvent très fort : c’est extraordinaire de voir qu’un simple guichetier ou manutentionnaire dit « nous » en parlant d’une multinationale suisse. Alors parfois, ça m’énerve, je leur dis « Pourquoi tu dis « nous », tu as des actions, tu touches des dividendes ? » (rires)…
D’après toi, l’intégration fonctionne-t-elle, globalement ?
Utiliser le terme d’intégration est une supercherie intellectuelle, car celle-ci suppose la réciprocité, que la France s’arabise au fur et à mesure que les immigrés s’intègrent, ce qui est loin d’être le cas, et je le regrette. En revanche, il y a une assimilation extrêmement puissante, contrairement aux Etats-Unis ou à l’Angleterre. Quand même, 80 % des Beurs deuxième génération parlent français avec leurs parents, c’est extraordinaire. Vous prenez des enfants de gens étrangers, vous les mettez dans un cadre scolaire et vous voyez le résultat à 20 ans. L’assimilation consiste à absorber et on a été aspirés par cette société. Peut-être était-ce nécessaire car il faut une certaine homogénéité pour former une nation. Il reste à étudier la dimension socio-économique du partage : comment distribuer les richesses.
L’assimilation s’est-elle faite au mépris de la culture d’origine ?
Oui, à mon avis, il faudrait rééquilibrer la balance et respecter un peu la dimension culturelle sans en faire du folklore non plus. Ça éviterait des mouvements d’humeur. Par exemple, il y a un million et demi de paraboles en France : il aurait été plus intelligent qu’il y ait des programmes arabophones sur le câble. Voilà des consommateurs qui avaient une demande spécifique, il suffisait d’avoir une lecture purement économique. Mais les gouvernants ont refusé le caractère communautaire. L’assimilation fonctionne, mais elle ne modifie pas la couleur de peau ; et ce qui fait violence à la société, c’est de voir un Beur à un guichet de la BNP. La pire violence n’est pas dans les commissariats. L’âme du racisme et de l’exclusion, c’est la peur d’avoir un gendre qui soit beur. Le Front national apparaît en 83 à Dreux, soit vingt ans après la loi qui dit que tout enfant de parents algériens né en France est automatiquement français : il apparaît au moment où la seconde génération pointe son nez, où il y a une jeunesse qui émerge. C’est ce que m’a dit un mec du FN « Je ne veux pas que ma fille se fasse baiser par un Arabe ou un Noir. » Et ce racisme latent va peut-être aller en s’amplifiant : j’ai 30 ans et mes amis qui commencent à s’installer, qui émergent au sein de la classe moyenne, s’aperçoivent que celle-ci est précaire. Les germes du fascisme sont là.
Tu dis faire du cinéma idéologique : s’agit-il de l’idéologie républicaine ?
Tous les cinémas ont une idéologie, les images ne sont pas neutres. Le cinéma actuel, qu’il soit commercial ou d’auteur, met le spectateur dans le même état : il l’endort. Moi c’est peut-être prétentieux de le croire , je veux faire du cinéma d’éveil, qui aime la fiction et les possibilités qu’elle offre mais qui ne soit pas du fast-food, qui reste quelques jours dans la tête des gens. C’est ce qui me plaît dans le cinéma classique américain : composer avec les conventions d’un genre, faire du spectacle tout en faisant passer des idées sans que le spectateur s’en rende compte. L’idéologie républicaine a été sciemment reniée. Notre époque est cynique. La construction européenne devrait nous permettre de consolider la République, et personne n’en parle. Quel est l’intérêt pour le type qui se fait courser dans le RER, parce qu’il ne peut pas payer sa carte orange, que l’on ait un espace de trois cents millions de personnes s’il ne peut même pas aller à Paris ?
Comment prendre le titre Douce France ?
Il y a un peu d’ironie, mais il y a aussi l’ironie du morceau en lui-même car, lorsque Trenet a écrit cette chanson, la France était occupée. Trenet, malgré sa gaieté apparente, était un chanteur assez triste. C’est cette légèreté avec un fond personnel assez dur que je recherche. Et elle est difficile à atteindre.
Penses-tu faire un cinéma pédagogique ?
Le mot est un peu péjoratif maintenant, il a été galvaudé. Mais pourquoi pas, si pédagogie ne veut pas dire didactisme. C’est vrai que j’ai le désir d’expliquer, de communiquer, de m’ouvrir aux autres. Avec l’émotion, qui est un comportement irrationnel, on peut faire de la pédagogie mais il faut subordonner l’émotion à un discours. Je connais un type du Front national qui a pleuré sur la mort de Sabil dans Hexagone. Comme quoi, le cinéma de fiction a une puissance considérable. Car c’est un art populaire.