Au Congo, un jeune homme essaie de construire une maison plus grande pour sa famille. Une lutte contre l’injustice économique filmée de façon palpitante.
Après cinquante et quelques années de vie de spectateur dont trente de critique, qu’attend-on encore du cinéma ? Peut-être des films comme Makala, produisant en nous cet électrochoc esthétique, émotionnel et politique que l’on espère à chaque fois que l’on entre dans une salle obscure.
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De son auteur, Emmanuel Gras, on se souvenait de Bovines, geste de cinéma culotté mais par trop réductible à la simplicité de son dispositif (filmer des vaches). Makala est fondé sur une même simplicité conceptuelle mais le résultat est d’une beauté, d’une puissance et d’une plénitude absolues. Nouvelle preuve qu’avec les moyens les plus dépouillés, on peut atteindre les plus grandes hauteurs de cinéma.
Simplicité, donc. Un jeune couple avec enfant dans un village du sud du Congo. Le père veut construire une case plus grande pour sa famille. On emboîte le pas du jeune chef de famille, du village vers la forêt. On découvre des paysages et panoramas somptueux, et somptueusement filmés, avec inspiration mais sans le moindre effet esthétisant.
Le gars commence à couper un arbre, à la hache. L’arbre est immense, magnifique. L’effort pour l’abattre l’est tout autant. On a presque la sensation de participer, de transpirer et de s’essouffler avec le personnage. Si la grandeur du cinéma réside dans sa puissance d’incarnation, de dévoilement, de renouvellement du regard, alors on sait que Makala est grand dès ces premières minutes.
Mais quel est le rapport entre ce travail de bûcheron et le projet de maison plus grande ? On le découvrira au fil du film. Si on ne sait pas encore vers où va nous emmener Emmanuel Gras, on comprend son projet : filmer sans fioritures le quotidien de Congolais ordinaires, leur dénuement, leurs efforts, leur courage, leurs espérances nonobstant leur pauvreté ; et le faire avec tellement d’attention, de respect, d’humilité et de sûreté du regard que ces instants ordinaires et quotidiens en sont magnifiés, portés à hauteur quasi-mythologique.
Mais on n’a encore rien vu. Après avoir taillé puis brûlé son bois pour en faire du charbon (makala = charbon), notre homme charge avec force tendeurs et ficelles sa dizaine de sacs de marchandise sur un vélo de fortune, afin d’acheminer son stock vers la ville et sa clientèle potentielle : on comprend alors que c’est avec le chiffre d’affaires du charbon de bois qu’il espère acheter le matériel pour la maison.
Mais d’abord, il lui faut se taper cinquante kilomètres de brousse, de pistes, puis de routes à pied, en poussant sa vieille bicyclette vacillante et ses dizaines de kilos de charbon. En plus de la marche avec chargement instable, il faut affronter la chaleur, la poussière, le sable où l’on s’enfonce, les pneus à plat, les chutes, les irrégularités de terrain (deux minutes de suspense insoutenable pour franchir une bosse de quelques mètres !
On voudrait pousser avec lui mais on ne peut pas), puis les camions qui foncent et frôlent les piétons au bord de la route, les brigands qui font payer un droit de passage à l’entrée des faubourgs… Ce n’est plus simplement un jeune homme qui part monnayer le fruit de son travail à la ville, c’est l’Odyssée, les douze travaux d’Hercule, Jason sans les Argonautes. C’est le tour de France sans dopage, la transat en solitaire sans sponsors, le Paris-Dakar sans bagnoles, avec pour enjeu non pas un maillot jaune ni une toison d’or mais un projet d’avenir aussi modeste que vital.
On ne dévoilera pas l’issue de cette course existentielle mais il faut redire à quel point Emmanuel Gras a trouvé la juste distance pour accompagner dans cette épreuve son héros (extra)ordinaire, pour nous faire ressentir les moindres fluctuations de ses efforts, de son moral, de ses espoirs, et comment ce travail patient de chaque jour, de chaque heure, ce labeur conjoint du personnage et du cinéaste finissent par composer une épopée grandiose, une ample aventure humaine et cinématographique, un spectacle d’autant plus enthousiasmant qu’il n’a recours à aucun artifice spectaculaire, un film d’autant plus politique qu’il ne parle jamais de politique.
Voir la somme d’efforts gigantesques déployés par ce petit David contre les Goliath des iniquités socio-économiques, le voir affronter sans se plaindre tous les obstacles pour tenter d’atteindre son objectif (rappelons-le : construire une maison plus grande pour sa famille), voir son courage et son abnégation, son endurance et sa force morale est tout simplement bouleversant.
Le parcours de ce fabricant et vendeur ambulant de charbon tel que filmé par Emmanuel Gras est un grand film d’aventures captivant doublé d’un regard sur les inégalités Nord-Sud et d’un traité implacable sur la condition humaine. On en frissonne encore.
Makala d’Emmanuel Gras (Fr., 2017, 1 h 36)
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