Créateur de Freddy Krueger et réalisateur attitré de la saga « Scream », le regretté Wes Craven (1939-2015) est un incontournable du cinéma d’horreur (post)moderne. A l’occasion de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque Française tout au long du mois de juillet, retour en six points sur un imaginaire sonore – parcouru par les cris – et graphique – inondé d’hémoglobine.
Diplômé de philosophie à l’Université de Baltimore et ex-professeur en sciences humaines, Wes Craven a été élevé au sein d’une famille de fondamentalistes religieux, percevant le cinéma d’horreur comme le comble de l’hérésie. Fruit de ces deux expériences, c’est cet équilibre entre l’étude des zones sombres de l’esprit et la contestation des figures autoritaires, du dogme à l’entité parentale, que le réalisateur ne cessera de privilégier à travers ses films.
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Entre déviances cultes à sensibilité politique (La dernière maison sur la gauche, La colline a des yeux, Le sous-sol de la peur) et hits de l’imaginaire populaire horrifique (Les griffes de la nuit, Scream), sa filmographie éclatée nous convie aux confins du trash et de la barbarie la plus sèche, non sans enlacer la dérision, le romantisme et la mélancolie noire au gré du chemin. Nourri de trouvailles esthétiques évoquant parfois l’atmosphère nocturno-brumeuse des films de John Carpenter, ce cinéma fantasmagorique par essence doit être interprété comme un psychanalyste le ferait d’un rêve : au gré de signes obsessifs et de motifs évocateurs.
Cauchemars
Dans le cinéma de Wes Craven, le cauchemar éclot toujours du quotidien. « Tu n’es qu’un cauchemar, Krueger. Je sais que tu es déjà mort. Je sais que tu n’existes que dans mon sommeil« . Nancy, la jeune protagoniste de Les griffes de la nuit, très loin de vivre le rêve américain, navigue en plein « american nightmare ». Si comme l’écrivait Freud « le rêve est le gardien du sommeil« , Craven en fait a contario un persécuteur. Répondant au nom de Freddy Krueger, ce Sigmund Freddy erre dans l’inconscient, au gré de vignettes aux perspectives disproportionnées – comme des cartoons – teintées d’une inquiétante étrangeté surréaliste – évoquant les peintures de Salvador Dali. Si l’on en croit The Nightmare (2015), Wes Craven aurait réalisé – certainement inconsciemment – la meilleure étude qui soit d’une forme particulière de cauchemar : la paralysie du sommeil. Pourvus d’une crudité documentaire et de gros plans sensationnalistes, La dernière maison sur la gauche (1972) et La colline a des yeux (1977) témoignent de cet « american nightmare » : leur naturalisme sale fait écho aux granuleuses images-chocs gangrenant les canaux cathodiques de l’Amérique post-Guerre du Vietnam.
Forçant cette analogie entre cauchemar kruegerien et zapping morbide, Shocker (1987) introduit Horace Pinker, serial killer qui, sous la forme d’un flux électrique, peut posséder les corps. Lors du climax, Pinker parcourt le bouquet numérique – entre émissions religieuses, talk-shows, images de bombes nucléaires – et en révèle alors l’obscénité. Si dans Les griffes de la nuit, dormir, c’est mourir, Shocker nous rappelle que CNN et MTV – sources de passivité et donc d’endormissement – sont alimentées par l’électricité qui jugule les chaise électriques. Des hallucinations causées par les rites sorciers haïtiens dans L’emprise des ténèbres au traumatisme post-onze septembre traversant d’une part et d’autre le thriller psychologique Red Eye (2004), dérivation sur le thème du terrorisme aérien, Wes Craven n’a cessé de nous le démontrer : le cauchemar est une culture à part entière, à la limite de l’étude ethnographique.
Lames
Courses contre la mort, chocs violents, tortures, le cinéma de Craven est intensément organique. L’épouvante en revient à ses vertus primitives : l’individu n’est qu’un corps, brutalisé et sexualisé. Et c’est l’arme blanche, motif phallique, qui synthétise cette association entre acte charnel et meurtre. Les griffes de la nuit est l’un des parangons du « slasher movie » – sous-genre horrifique à base de psychokillers furibards tuant à la chaîne – aux côtés de Vendredi 13 (réalisé par Sean Cunningham, producteur de La dernière maison sur la gauche). « To slash », c’est couper, trancher, taillader. Freddy Krueger est la synthèse du slasher : les lames tranchantes sont ses doigts, et ses gants limés lui permettent de caresser comme de « trancher » la chair en un même mouvement. Lors d’une scène sensuelle, la main-couteau de Freddy, perçant la surface mousseuse d’un bain chaud, s’invite entre les jambes de la jeune femme qui s’y est dénudée.
Filmant des groupes – communautés (La ferme de la terreur, Le sous sol de la peur), jeunes (Scream, Les griffes de la nuit) et familles (La colline a des yeux) – se retrouvant in fine en un lieu clos où ne vaut que la loi du couteau (qui tranchera le premier ?), pénétrant sans consentement le corps, volontiers jeune et pur, d’autrui, Wes Craven reproduit par ce mix Eros/Thanatos le schéma de La baie sanglante, le classique érotico-sanglant de Mario Bava. Dans La dernière maison sur la gauche, un coup de couteau sèchement asséné dans le dos fait suite à un viol – et les dents remplacent la lame lorsqu’il s’agit de trancher un orgueilleux sexe d’homme.
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Topos du genre, cette analogie couteau/phallus est détournée dans Scream, via son twist ending en forme de coming-out : tout en confessant leur complicité relationnelle, les deux psychopathes se livrent à un curieux rituel homoérotique masochiste, se pénétrant mutuellement – le couteau devient coït – jusqu’à l’aveu sangloté par l’un d’entre eux, ému et à bout de souffle : « tu y as été un peu fort avec moi Billy... ».
Teenagers
Wes Craven a consacré sa vie à l’âge ingrat, temps par excellence de l’altérité identitaire – d’où cette profusion de masques et de défigurations sanglantes définissant son cinéma. Dans Les griffes de la nuit (1984) et Scream (1995), l’adulte est absent, alcoolique ou incapable, et l’adolescence une tragédie shakespearienne. Film consacrant le campus en société à part entière (même le flic n’est qu’un ado déguisé), Scream dévoile le caractère factice des amourettes juvéniles. Sourire sadique sur les lèvres, le boyfriend caresse de sa main imprégnée de sang séché les cheveux de la copine qu’il s’apprête à faire souffrir. L’éphèbe semble sortir d’un épisode de Dawson, show justement créé par le scénariste de Scream, Kevin Williamson.
Déjà dans Shocker (1987), Craven pervertissait les codes : l’athlète – stéréotype du teen movie – retrouve sa petite amie, massacrée par un serial killer, en un littéral bain de sang, les murs de la salle de bain recouverts de l’abondante matière poisseuse. Pour exister, le beau gosse à la facticité publicitaire doit se salir et souffrir : devenir un martyr. En ce sens, on est jamais loin chez Craven du nihilisme de la culture grunge. Transgressions surréalistes, hurlements stridents, images-choc et émotions fortes, ce cinéma-là pourrait être chanté par Kurt Cobain.
Identique romance impossible avec L’amie mortelle (1986), où le fantasme lycéen à la limite du soap opera (trouver la fille parfaite) devient l’argument de l’horreur : revenue d’entre les morts, la « girl next door » assassine, et son visage mélancolique aux yeux bleutés évoque celui d’une junkie. Entre tromperies et tragédies, l’amour ado est vulnérable comme le décor – les portes et les fenêtres chez Craven n’existent que pour être détruites. En pleine ère reaganienne, Les griffes de la nuit dresse le portrait de teenagers devant constamment remettre en question ce qu’il voient (rêve ou réel ?), afin d’éviter de payer trop chèrement les fautes de leurs parents. Complice comme tortionnaire des ados (filmant la perte de leur innocence comme leur libération) Craven fait de celui-ci un « rebel without a cause » dont la beauté pure n’a d’égale que la dangerosité.
Dans Scream, le père finit ligoté, réduit au silence, après avoir été au préalable tabassé par des sales gosses perturbateurs, vicieux comme Sid Vicious. Dépourvus de famille en ce Neverland, les ados prennent le pouvoir et, en emblèmes sacrifiés de la génération X, expriment l’écart générationnel à coups de poings dans le ventre. School’s out forever.
Femmes
Sans femmes, le cinéma de Craven n’existerait pas. Dans La créature du marais (1982) le bad guy déclare qu‘« un adversaire de valeur, c’est comme une jolie femme dangereuse« . Celle-ci, incarnée par Adrienne Barbeau, sera ligotée, son décolleté vertigineux soumis aux regards des voyeurs, devenant l’avatar du personnage d’Ann Darrow dans King Kong. Une vision désuète de la féminité que Craven ne cessera d’actualiser. De facto, si l’Amie Mortelle du film éponyme adopte la légendaire gestuelle du monstre de Frankenstein, son regard bouleversant évoque celui d’Anna Karina. Le spleen moderne.
Traversé de voix féminines (la comptine de petites filles) Les griffes de la nuit renverse le stéréotype de la scream-queen (bimbo qui n’existe que pour être trucidée). Imaginée la même année que la Sarah Connor de Terminator, la jeune Nancy est également une femme forte, détruisant le libidineux Freddy (réduit à sa langue dégoûtante et à ses blagues scabreuses), déterminer à envoyer le mâle dominant « se faire foutre ». Ce sont des circonstances extrêmes qui au gré d’un parcours initiatique permettant la métamorphose de la demoiselle en détresse – comme le fait de devoir sauver sa mère des griffes du croquemitaine l’agressant en pleine couche nuptiale. Le pervers sera renversé dès lors que le petit ami efféminé de celle-ci, interprété par Johnny Depp, sera avalé et recraché par Freddy, en un jet de sang se référant au flux menstruel.
Ce chemin de croix, la Sidney Prescott (ténébreuse Neve Campbell) de Scream en est l’emblème définitif. Persécutée par un stalker qualifiant ses victimes de « salopes », Sidney traîne derrière elle la réputation de « traînée » de sa mère assassinée, revenant sous la forme d’un fantôme dans le troisième opus. Le Ghostface est-il destiné à humilier à jamais les femmes faibles ? « Pas dans mon histoire » affirme Sidney avant d’achever le tueur d’une balle dans la tête. Pas étonnant dès lors de retrouver Sarah Michelle Gellar dans Scream II, aka Buffy Summers, égérie du girl power.
S’étendant de 1996 à 2011, la franchise dépeint ainsi l’évolution douloureuse de l’ado vers la femme, de la fille vers la mère, la féminité prenant pour se faire la forme d’une « ghost story » typiquement gothique (traumas, couloirs, doubles, réminiscences et apparitions fantasques). La sempiternelle demeure désertée de Sidney est l’équivalent américain des lieux de résidence de la littérature gothique anglaise, où se conçoivent les émois et les errements des âmes féminines.
Monstres
Le bestiaire de Wes Craven est protéiforme. Simili-Créature du Lagon Noir vivant dans de brumeuses eaux (La Créature du Marais), croquemitaine satanique aux allures de Père Fouettard (Les griffes de la nuit, Freddy sort de la nuit), entités zombiesques (L’emprise des ténèbres, L’amie mortelle), loup-garou (Cursed). Le cinéaste fait des figures a priori plus humaines de fascinantes créatures surnaturelles. Ainsi le manipulateur psychopathe de Red Eye peut-il être envisagé comme un vampire : un apparent gentleman élégamment vêtu et bienséant, s’attaquant à une jeune femme sans défense tout en l’ayant au préalable charmé. Pour Wes Craven, dévoiler l’envers du décor US – ses zones cachées et lointaines – c’est pousser la porte du placard où se cache le croquemitaine, de la communauté Amish de La ferme de la terreur aux rednecks revenus à l’état cannibale dans La colline a des yeux – ogres du fin fond de l’Amérique, dévorant les bébés.
Dans Le-sous sol de la peur (1991), sorti la même année que Boyz n the Hood, l’enfance afroaméricaine ghettoisée est le pendant contemporain des orphelins au destin tragique mis en scène à travers le folklore oral populaire. Deux bourgeois incestueux, férus de shotguns et de fantasmes BDSM, renvoient aux archétypes de la marâtre et du loup. Au sein de la banlieue pavillonnaire (équivalent des forêts traversant les contes de Grimm) ils ont façonné leur propre château – un lieu sadien traversé de pièges, où est recluse une petite fille dénommée Alice.
En cette forteresse emplie de revenants affamés, le monstre n’est définitivement pas celui que l’on croit, et le « freak » est avant tout le laissé pour compte (enfant, femme, ado), cherchant à renverser les murs d’un monde où il est enfermé. Les néo-monstres de ces spectacles gore hantent les bois, réels (My soul to take) ou métaphoriques (la bien-nommée ville de « Woodsboro »).
Hollywood
En 2005, Craven subit l’enfer sur le plateau de Cursed : script écrit à même le tournage, sortie repoussée, comédiens remplacés, sans oublier les charcutages des producteurs Weinstein. Situation ironique pour un cinéaste qui a toujours perçu en Hollywood la quintessence du cauchemar. Septième opus de la franchise New Line, Freddy sort de la nuit met ainsi en scène la vedette du premier volet, l’actrice Heather Langenkamp, jouant ici son propre rôle, condamnée à participer au sequel d’une franchise qu’elle souhaite fuir, tandis que Freddy Krueger, devenu réel, massacre au compte-gouttes l’ensemble du casting – y compris l’acteur censé lui donner vie, Robert Englund. Les chaufferies infernales où se promène le croquemitaine – modernisation des Enfers – intègrent une industrie désaffectée : une métaphore de l’usine à rêves. Le cauchemar au coeur de cette mise en abyme, c’est celui de l’actrice vieillissante, devant subir ses choix passés, les affres de son âge, le fait d’être cantonnée à un même costume ad vitam. Le monstre du « slasher » est l’incarnation d’Hollywood : une Bête qui ne meurt jamais.
Dans Scream II, la vague de crimes de Woodsboro donne lieu à une adaptation cinématographique, Stab, parodie évidente de Scream. Dès lors, le ton sera à l’autoparodie et au décalage brechtien. Le masque munchien de Ghostface n’est plus l’objet de la terreur mais un produit dérivé, conçu à la chaîne, et chaque personnage n’est qu’une copie de ceux qui l’ont précédé. Freddy sort de la nuit préfigure cette logique commerciale : le tueur y fait l’objet d’une sérigraphie multicolore d’Andy Warhol. D’ailleurs, avec son visage pâle et sa chevelure blanche comme un drap fantomatique, le pope of pop n’était-il pas un emblématique « Ghostface » avant l’heure ?
Chaque suite de Scream, poussant plus loin les limites de la danse macabre postmoderne et du faux semblant, semble, pour mieux boucler la boucle, illustrer l’accroche accolée sur l’affiche du tout premier film-choc de Wes Craven, La dernière maison sur la gauche : « pour ne pas vous évanouir, répétez-vous ceci : c’est juste un film, c’est juste un film, juste un film« …
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