The Harder they come, tourné en 72 et diffusé cette semaine sur Arte, se révèle toujours un brûlot acide sur le Kingston de la vague reggae et du libéralisme économique : dans le ghetto de Trenchtown surfent dealers, putes, flics pourris et politiciens véreux, à l’envers de la Jamaïque touristique. Le metteur en scène Perry Henzell revient sur son film culte.
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Encouragé par le succès rencontré par Tout, tout de suite au box-office des Caraïbes, Chris Blackwell, l’homme qui initia l’Occident aux joies chaloupées du reggae et amorça la carrière internationale de Bob Marley, se lance à la fin des années 70 dans la production cinématographique. Son objectif, lorsqu’il crée Island Pictures, est d’imposer un genre, équivalent jamaïcain du cinéma d’arts martiaux ou du western spaghetti. Deux millions de dollars de pertes plus tard, Blackwell jette l’éponge. Ses deux productions, Rockers et Country man, échouent prématurément dans des ciné-clubs de sous-préfectures. Cette déconvenue aura au moins un mérite : établir Tout, tout de suite comme la seule référence d’un cinéma jamaïcain au répertoire singulièrement chétif. Perry Henzell, son auteur, n’arrive toujours pas à expliquer pourquoi son film bénéficie d’un statut aussi particulier auprès des cinéphiles. Il n’avait mis en scène qu’un seul film auparavant, There is no place like home (1977), une uvre expérimentale jamais sortie en salle, street-movie de bonne facture qui trouve habilement son chemin dans l’épaisse matière culturelle, sociale et politique qu’offre l’île au début des années 70. Tout, tout de suite administre au spectateur un shampooing ultra-dépaysant. Une raison à cela Perry Henzell est indissolublement jamaïcain. Comme Kusturica est bosniaque ou Almodovar espagnol.
Fils d’un planteur de canne à sucre, Henzell connaîtra l’enfance rêvée du petit Blanc dont le terrain de jeu couvre une superficie de 120 ha dans l’arrière-pays vallonné de l’île. Scénario classique pour un gamin de sa caste : à l’âge de 14 ans, ses parentsl’embarquent sur un bananier avec lequel il rejoint la métropole britannique où l’attendent la discipline et l’usage fréquent du châtiment corporel d’un collège anglais. « Je ressentais un tel mal du pays que, lorsque je rentrais chez moi pour les vacances, le grésillement des moustiques à la tombée de la nuit composait pour moi la plus délicieuse des musiques. » Au début des années 50, il entre en tant qu’assistant de production à BBC Television, qu’il quitte neuf ans plus tard armé d’un solide bagage. Il ira vivre à Cuba les heures chaudes de la révolution castriste avant de regagner Kingston où il crée Vista, une compagnie de production de films publicitaires. Dix ans plus tard, Perry Henzell possède son propre studio et dispose d’une équipe technique. Assez pour réaliser son premier long métrage. Il lui faudra deux ans pour en venir à bout. « Personne ne soupçonnait alors l’importance qu’allait avoir le reggae. Pas même les Jamaïcains. Bien que le phénomène soit à l’époque très marginal, il ne fallait pas être devin pour sentir qu’il allait s’agir du fait culturel le plus important depuis les débuts de l’exploitation de la canne à sucre. Je fréquentais les quartiers les plus pauvres de Kingston parce que les premiers studios d’enregistrement où je réalisais le son de mes productions y étaient installés. C’est là, à Trenchtown, qu’est né le reggae. »
En 1970, lorsque débute le tournage, la Jamaïque s’apprête à fêter le dixième anniversaire de son indépendance, période de gestation au cours de laquelle la nation s’est affranchie psychologiquement du joug colonial après en avoir brisé l’étreinte constitutionnelle. Le vent d’euphorie est tombé, les problèmes redressent le poil. L’ivresse que procurent les premières heures de liberté s’est dissipée à mesure que le sentiment d’un destin à assumer se dessine dans les têtes. « Il n’y avait aucune volonté de ma part de faire l’expertise sociologique de l’île. Simplement en voulant tourner un simple film d’action, le contexte s’est imposé de lui-même, un instant dans l’histoire du pays qui ressemble à une crise d’adolescence. » Le héros, Ivan Martin, représentation du Jamaïcain rural, naïf façonné par quatre siècles de soumission et de fruste labeur, débarque en ville où il est rapidement initié aux vertus du pragmatisme urbain : dealers, putes, flics véreux et producteurs filous, rejetons d’une société en pleine gestation libérale, métamorphose que toute la Jamaïque est en train de vivre. C’est pourquoi, en attribuant le premier rôle à Jimmy Cliff, chanteur dont la notoriété est équivalente à celle de Bob Marley, Henzell rend cette histoire plus emblématique encore. Écrit à l’origine pour Prince Buster, le maître du ska, puis dévolu à Johnny Nash, le rôle d’Ivan trouve en Cliff son incarnation idéale. Comme Ivan, Cliff est natif de la campagne, de Saint-James au nord-ouest de l’île. Un proverbe jamaïcain prétend que la « puissance vient du Nord, le bonheur est à l’Ouest, les racines sont au Sud et la paix souffle de l’Est ». Tous les héros nationaux, de Marcus Garvey à Bob Marley, sont originaires du Nord. Lorsqu’il débarque à Kingston, le jeune Cliff s’inscrit dans un collège technique dont il souhaite sortir un diplôme de réparateur de télévisions en poche. Ses débuts de chanteur se feront sous les mêmes auspices que ceux d’Ivan dans le film. Le producteur ne s’appelle pas Hilton mais Beverly, et ce n’est pas vingt dollars qu’il accorde à Jimmy pour son premier disque Daisy got me crazy mais une pièce d’un shilling. Et lorsque Cliff a le malheur de lui jeter à la figure la dérisoire rétribution, Beverly lâche ses chiens. « Je cherchais quelqu’un qui en sache plus sur le personnage que moi-même, explique Henzell. Jimmy a vécu au début de sa carrière tout ce qu’lvan traverse dans le film. Sa révolte vient de loin, du ventre. En outre, Jimmy n’avait rien du kid issu du ghetto avec un ego gonflé comme une montgolfière. C’était un « searcher », quelqu’un à la recherche de sa propre vérité et avide de s’améliorer. Sa contribution musicale est bien sûr un élément supplémentaire qui permettra au film de décoller. »
Le tournage se déroule dans des conditions limites. Le caméraman, un Anglais borgne, fait une chute de vélo, une nuit où la ganja rend extatique, et perd le seul œil qui lui restait. Dans le ghetto de Trenchtown, l’excitation que déclenche l’apparition d’une équipe de cinéma devient incontrôlable. Deux figurants y laissent la vie. Henzell ne parvient à terminer le travail qu’en adoptant une approche commando de la prise de vues. Ma recette ? Une équipe réduite. Tu arrives, tu tournes, tu te tires. A la fin, j’étais tout seul pour tenir la caméra et diriger les acteurs. »
La première de Tout, tout de suite se déroule au Carib Theatre à Kingston, un vieil édifice baroque érigé dans les années 30 par les Anglais. Quarante mille personnes encerclent le bâtiment. Du jamais vu depuis la visite à Kingston de l’empereur éthiopien Hailé Sélassié en 1963. Les forces de police se font lapider par la foule qui arrache les barrières de protection. « C’était le rêve le plus fou que puisse imaginer un réalisateur. Une véritable beatlemania. Malheureusement, la carrière du film à l’étranger fut beaucoup moins brillante. En 1972, personne ne connaissait le reggae. »
Sur l’île et dans toute la Caraïbe, les salles ne désemplissent pas. Un triomphe dont ni les menaces de mort ni les pressions politiques ne parviennent à gâcher le goût. « Je savais que mon film approchait très directement certains problèmes comme les liens entre la police et les trafiquants de ganja. J’ai sans doute dû mon salut à la protection que m’apporta Michael Manley, Premier ministre de l’époque dont j’avais soutenu la candidature lors de sa première campagne. Sa femme avait travaillé comme secrétaire dans ma boîte de production. »
La carrière de cinéaste de Perry Henzell s’interrompit là. Son flirt avec Hollywood tournera court. Il se consacrera dès lors à la rédaction d’un roman, Power game, sorti en 82. Aujourd’hui, Henzell nourrit de nouveau plusieurs projets pour le cinéma. « Cane, l’histoire de la cocaïne du xviiie siècle : le sucre. Ce fut la première fois qu’une population devenait ainsi dépendante d’une substance avec des conséquences politiques et économiques considérables. Sans le sucre, les armées de Napoléon n’auraient jamais marché sur l’Europe. J’envisage également une biographie de Marcus Garvey. Et puis, je cajole l’idée de faire un Tout, tout de suite 2. La ganja a laissé la place au crack, les pistolets aux uzis et Hilton le producteur à Polygram et Sony. Mais le jeu est le même. »
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