Star du cinéma d’Extrême-Orient et découverte ici grâce aux films de Tsui Hark, de Wong Kar-wai ou d’Olivier Assayas, la superbe et pétillante Maggie Cheung esquisse une carrière internationale qui passe par la France et devrait bientôt la mener à Spielberg. Rencontre à l’occasion de la sortie de Center stage, de Stanley Kwan, où elle tient l’un de ses plus beaux rôles.
Maggie Cheung est à l’orée d’une carrière internationale inaugurée par Irma Vep et qui semble devoir se poursuivre avec Mémoires d’une geisha de Spielberg. Si elle était déjà pour les cinéphiles français la plus délicieuse révélation du nouveau cinéma de Hong-Kong (femme flic acrobatique dans les comédies grand public de Jackie Chan, charmeuse à la beauté irréelle dans les féeries de Tsui Hark, égérie postmoderne de Wong Kar-wai), peu de gens savaient qu’elle avait rencontré dès 1992 le rôle de sa vie, celui de l’actrice Ruan Lingyu, star des années 30 resurgie de l’oubli grâce à la passion du cinéaste Stanley Kwan : Center stage, qui nous parvient enfin après sept ans de délai, est porté par le talent et la beauté d’une comédienne extraordinaire.
Le film de Kwan permit à Maggie Cheung, couverte de lauriers dans les festivals du monde entier (elle reçut notamment le prix d’Interprétation à Berlin), de passer à Hong-Kong du statut de vedette adulée à celui de comédienne respectée. Nous l’imaginions sexy, drôle, intelligente et vive l’entretien qu’elle nous a accordé ne nous a pas déçus. Que ceux qui pensent encore que ses talents d’actrice se limitent à ses dons photogéniques (suffisants pour guetter ses moindres apparitions sur un écran de cinéma) se précipitent pour voir Center stage : elle y est absolument géniale.
Quelle est votre formation d’actrice ?
Maggie Cheung J’ai appris en faisant beaucoup de films, dont beaucoup de mauvais, et une tonne d’erreurs. Mes quarante premiers films, voilà mes cours d’art dramatique ! J’ai été mannequin et j’ai tout de suite fait des films. Beaucoup d’acteurs chinois ont pratiqué la danse ou les arts martiaux, ou viennent d’écoles d’art dramatique, comme Gong Li. A Hong-Kong, c’est rare : les acteurs n’ont pas de passé, pas de formation. C’est un système de pop-stars.
Quels sont les cinéastes qui ont compté dans votre carrière ?
Jackie Chan et Wong Kar-wai sont des extrêmes pour moi, ils ont compté pour des raisons différentes. Ils m’ont beaucoup donné : l’un la célébrité, l’autre la respectabilité. C’est grâce à Wong Kar-wai que j’ai commencé à prendre le jeu d’acteur au sérieux et le cinéma en général. Et Stanley Kwan m’a offert avec Center stage le rôle dans lequel je me suis sentimentalement le plus investie. Chez Wong Kar-wai, les choses étaient plus intuitives, plus improvisées. J’ai pu réaliser chez Stanley Kwan ce que j’avais appris de Wong Kar-wai. Center stage est sorti en 1992 à Hong-Kong… C’est si loin, j’avais presque oublié l’importance de ce film pour moi à l’époque, combien je me suis battue pour obtenir le rôle, son impact ensuite. J’ai envie d’accompagner le film partout où il sera distribué. Connaissiez-vous l’actrice de cinéma muet Ruan Lingyu ? De nom. Je savais combien c’était une grande actrice des années 30 ou 40, mais je ne la situais pas bien, je ne savais rien de son travail, de sa vie, de la façon dont elle est morte. Ruan Lingyu n’a-t-elle pas en Chine le statut d’une Garbo ou d’une Dietrich ?
Les Chinois n’accordent pas tant d’importance aux choses du passé, que ce soient les films, le patrimoine ou même des vêtements ou des meubles. En Asie, on ne conserve rien, se tourner vers le passé est quelque chose de stupide, d’aberrant. En Occident, plus particulièrement en Europe, des vestiges du passé sont préservés et regardés avec autant de présence qu’un objet contemporain. Les films de Ruan Lingyu étaient complètement tombés dans l’oubli. Stanley Kwan a dû faire des recherches qui lui ont pris deux ans : recueillir des informations, relire la presse de l’époque, se documenter auprès des studios. Ce n’est pas une démarche commune dans l’industrie du cinéma à Hong-Kong. La sortie de Center stage a permis la restauration de films qui ont été ensuite montrés au Festival de Hong-Kong.
Quel était le projet de Stanley Kwan avec ce film ?
C’était surtout le parallèle entre la vie de Ruan Lingyu et celle d’une actrice des années 90 qui l’intéressait : ce qui avait changé en soixante ans, du côté de la société comme des moeurs et des médias. Son projet était davantage documentaire que le résultat final. Il a mené de front deux histoires : celle d’une actrice sur un tournage qui tombe amoureuse d’un autre acteur, et le tournage d’un film sur cette actrice-là. Au départ, il était plus dans l’analyse des différences entre les deux époques. Il a finalement recentré le film sur l’actrice.
Quelle a été votre préparation pour le rôle ?
Je suis arrivée en cours de préparation du tournage. Je n’étais pas le premier choix de Stanley, qui voulait confier le rôle à son actrice fétiche, Anita Mui. Mais celle-ci, à cause des événements de juin 1989, a juré de ne plus jamais retourner en Chine. Il avait déjà fait toutes les recherches et a organisé des projections des quelques films qui subsistaient. J’ai passé un mois en Chine à me documenter. Je suis allée avec lui pour interviewer en vidéo les actrices qui avaient côtoyé Ruan Lingyu, les survivants de cette période, ses scénaristes… C’est une méthode et surtout un rythme de travail tout à fait exceptionnels à Hong-Kong, où l’habitude est de tourner sur plusieurs plateaux dans la même journée. Les choses aujourd’hui ont évolué : une part plus grande est laissée à la préparation, la production est devenue moins frénétique. En 1988, j’ai joué dans douze films ! Ne rien faire pendant trois mois juste pour m’imprégner du personnage était pour moi une preuve d’engagement inhabituel.
La préparation d’un film de Jackie Chan, par exemple, est plus d’ordre physique ?
J’ai la tristesse de vous décevoir mais… je n’ai jamais préparé quoi que ce soit pour ce genre de films (rires)… Ce n’est pas un état d’esprit personnel, c’est tout simplement la règle.
Cet aspect frénétique ne produit-il pas une culture Kleenex ?
Les choses ont changé depuis le début de ma carrière en 1985, où Hong-Kong produisait deux cents films par an. Aujourd’hui, le chiffre se situe entre trente et quarante. L’industrie cinématographique traverse une période difficile. Nous avons été à la fois chanceux et complètement insouciants. Et il est peut-être temps que nous commencions à réfléchir sur une façon plus raisonnée de faire des films. A l’époque, 90 % des acteurs et des réalisateurs faisaient du cinéma pour de mauvaises raisons : l’argent facile, les paillettes, la célébrité ou, pire encore, la routine… Il n’y avait là-dedans ni engagement artistique ni professionnalisme. On commence à peine à se normaliser. Dans Center stage, la coïncidence entre votre âge au moment du tournage et celui de Ruan Lingyu vous a-t-elle aidée à vous identifier à l’actrice ?
Mon âge, et le fait que je sois moi-même une actrice célèbre. J’étais dans une situation comparable à la sienne : son mal-être et ce qu’elle attendait de la vie me correspondaient, malgré les décalages… Par exemple, le problème de la presse à scandale est encore pire aujourd’hui ! Ils emploient tous les moyens pour obtenir des révélations, leurs budgets sont de plus en plus conséquents pour empiéter sur notre vie privée. Dans un kiosque à Hong-Kong, huit magazines sur dix sont des tabloïds. Qui couche avec qui, qui a tué ce chien ? Ruan Lingyu se serait suicidée bien avant 28 ans si elle avait travaillé à notre époque. Encore faudrait-il qu’elle eût conservé son éthique !
En revanche, les acteurs aujourd’hui ne sont-ils pas moins fragiles ?
Le réflexe immédiat, pour une actrice d’aujourd’hui, est de se dire « Pourquoi devrais-je mourir pour ça, pour ces salauds ? » C’est moins romantique que de dire « Vous me calomniez, je vais vous prouver mon innocence en me suicidant ! »
Ruan Lingyu aurait vécu son art trop intensément ?
Elle n’a pas pu encaisser les échecs et les ragots. Elle écrit dans sa dernière lettre qu’en se suicidant elle prend sa revanche sur eux. Elle laisse aux autres le poids des regrets. C’est une position contestable. Ce n’est pas celle que je choisirais. Le mépris est mon arme : « Vous n’existez pas. » Ruan Lingyu avait aussi peur de décliner. Elle a compris intuitivement que sa carrière souffrirait de l’arrivée du parlant. Elle aura synchronisé la fin de sa vie avec celle de sa carrière.
Que vous a-t-elle apporté ?
L’expressivité du corps, des mouvements, des déplacements. Seule une vraie actrice était capable de cela. Elle avait une agressivité et une force que je n’ai pas, si je puis me permettre cette comparaison. Elle avait fréquenté des gens riches dans son enfance, mais comme fille de servante. Elle avait gravi un à un les échelons de la société. Je n’ai pas eu à le faire. Je ne pense pas que j’aurais eu sa détermination.
Avez-vous appris à vous déplacer avec plus de lenteur ?
J’ai pris essentiellement des leçons de danse. On ne la voit pas spécialement danser dans ses films, mais les gens qui l’avaient connue nous ont dit combien elle adorait danser… Ces mouvements m’ont aidée à rendre mes gestes plus harmonieux, à mouvoir mon corps avec plus de douceur. J’ai appris à être plus posée.
Vous a-t-elle montré comment être une star ?
Non, je savais ça avant de faire le film. Non pas que je me considère comme une star, mais ce business vous met sans cesse en contact avec des gens qui se comportent en stars. On a notés avec Stanley qu’être une star, c’est porter un masque, avec un sourire particulier. Il m’a demandé d’exagérer la posture d’une actrice qui serait continuellement sollicitée par des fans, toujours en état de représentation. On m’a reproché de jouer faux, mais c’était voulu : elle-même trichait tout le temps. De façon presque imperceptible, j’ai joué sur tous les niveaux de masques selon les différentes strates du film. Moi-même, elle en tant que star, elle en train de jouer dans ses films, elle dans sa vie privée…
En Chine plus qu’ailleurs, le jeu d’acteur n’est-il pas une question de rythme, de vitesse ?
Le jeu d’acteur est comme la mode : il change. Jeu, non-jeu, anti-jeu, maquillage, refus du maquillage… Aujourd’hui, on se rapproche d’un jeu de plus en plus naturaliste, voire minimaliste. Si vous jouez cette semaine la mort de votre mère, ne faites rien, c’est parfait !
En interprétant Ruan Lingyu, vous donnez l’impression de choisir vos interlocuteurs et d’ignorer le reste du cercle, un peu à la façon d’un mannequin de Vogue des années 30, avec ce côté figé, snob.
C’est quelque chose que j’avais remarqué dans ses films : elle fixait avec intensité, que ce soit un être humain ou un pan de mur. Je me suis amusée à l’imiter. Et j’en ai ainsi compris la raison : c’est une façon de maintenir son regard. C’est une technique que l’on retrouve même dans les films américains.
On est toujours impressionné par les acteurs de Hong-Kong, très physiques, capables de tout faire.
C’est sûr ! Les comparaisons tournent court avec les acteurs occidentaux. On imagine mal Isabelle Adjani voler au-dessus d’une piscine ou faire des cascades à moto. Je n’ai pas honte d’avoir tourné dans des films d’action. Aujourd’hui, je commence à me rendre compte de ce qu’ils m’ont apporté, ils m’ont permis de ne pas me spécialiser. On ne peut pas me coller d’étiquette et c’est très bien comme ça. Comment abordez-vous votre carrière occidentale ? Elle consiste à élargir mon champ d’investigation. Entre une comédie, un film d’action et un film fantastique, je peux maintenant jouer dans un film français ! Je suis à la recherche d’expériences nouvelles, comme jouer en français dans Augustin, roi du kung-fu. Vous avez tourné cette année dans le nouveau Wong Kar-wai. Le film est terminé, mais il demande encore quelques retouches. Le film se passe dans les années 60, c’est une histoire d’amour entre mon voisin et moi : je couche avec lui parce que mon mari couche déjà avec sa femme (rires)… Quant au projet Spielberg, il est pour l’instant ajourné, comme toujours chez lui, bien que les contrats aient été signés. Jouer une geisha dans un film de Spielberg est une sorte de défi, non ?
Vous avez déjà songé à diriger un film ?
Oui, très sérieusement, au moment où je tournais Irma Vep avec Olivier Assayas. Depuis, l’idée m’a un peu passé. Je vois les choses de façon très précise, mais le passage à la feuille blanche est douloureux pour l’instant.
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