En cinq films, une fresque documentaire débordante d’humanité sur un quartier aujourd’hui disparu d’Alexandrie. Du cinéma indispensable.
Mafrouza, c’est d’abord le nom d’un quartier déshérité d’Alexandrie. C’est ensuite le titre de cet objet cinématographique très ambitieux et singulier, immersion au long cours qui tient autant de la série télé (lieux et personnages récurrents) que de films tels qu’A l’ouest des rails de Wang Bing, Dans la chambre de Vanda et En avant jeunesse ! de Pedro Costa, ou encore l’ensemble de documentaires de Denis Gheerbrant consacrés à Marseille.
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Venue à l’origine filmer des fouilles archéologiques, Emmanuelle Demoris s’est attachée à Mafrouza et à ses habitants. Le principe est simple : elle s’est immergée avec sa caméra dans ce bidonville en un processus de longue haleine, apprivoisant les gens, se faisant aussi discrète que possible, s’interdisant toute intervention ou commentaire.
On a ainsi le sentiment de partager le quotidien des “Mafrouziens”, de se trouver au milieu de leurs vies et de ce ghetto bâti de bric et de broc.
Au début, la présence de la réalisatrice et sa caméra est inscrite dans le film : les gens l’apostrophent, se montrent méfiants, se demandent si le film ne va pas se moquer d’eux. Puis, au fur et à mesure, ils s’habituent à cette présence au point de sembler l’oublier, menant leur existence et leurs conversations en roue libre, sauf durant les passages où tel ou telle raconte un pan de sa vie à la caméra.
Le quartier de Mafrouza est un lieu de cinéma en soi : lacis de ruelles étroites (le travelling avant dans ces coursives labyrinthiques est la figure esthétique qui scande les films), constructions en mauvais matériaux et tôle ondulée, pièces troglodytes, dépôt d’ordures à ciel ouvert, ânes, moutons, poules, le tout souligné par les musiques arabes, le son des téléviseurs ou le chant des muezzins.
Une symphonie vivante de bruits et de couleurs, c’est le premier effet global de ces films.
En entrant un peu plus dedans se dessinent les personnages. Hassan, le voyou-glandeur sympathique sorti de chez Pasolini, par ailleurs étonnant poète-rappeur à l’égyptienne.
Abu Hosny, vieil homme solitaire dont le taudis est toujours inondé.
Un couple qui attend un bébé. Un autre qui pense à divorcer.
Mohamed Khattab, l’épicier-imam de la mosquée locale en conflit avec les intégristes.
Des femmes qui parlent de leur condition… et de leurs films et feuilletons préférés.
S’élabore au fil des films une puissante fresque humaine et sociale, captée avant 2007 et la destruction du bidonville, contrastant avec les 40 milliards amassés par Moubarak au cours de son règne prédateur, éclairant de l’intérieur les ferments qui ont conduit aux révolutions égyptienne et arabes.
Si les cinq films contiennent quelques moments faibles (que l’on est réticent à pointer tant ils s’insèrent organiquement dans l’esprit d’un projet qui privilégie le respect pour l’humain plutôt que son exploitation utilitariste ou spectaculaire), ils fourmillent aussi d’extraordinaires moments de cinéma (et de preuves du génie humain au milieu du plus grand dénuement).
Ainsi, cette scène où le pauvrissime Abu Hosny prépare le thé, avec des gestes de grande minutie et de grande classe.
Ou cette autre longue séquence où une grand-mère essaie d’édifier un muret avec des pierres de récup au milieu d’un épandage d’ordures. On la croit folle, gâteuse. Et puis, petit à petit, on réalise qu’elle tente de construire un four à bois. On n’y croit toujours pas, mais elle finit par y parvenir, avec zéro moyen, juste son talent de bâtisseuse autodidacte. Et elle y cuit son plat, puis repart avec sa casserole sur la tête telle une reine de Saba, comme triomphant de notre scepticisme !
Intimiste et sociétal, poétique et politique, brut de brut et romanesque, concret et symbolique, comique et tragique, rude et sensuel, embrassant le global et le particulier, la maison et le monde, l’injustice sociale et l’énergie de vivre, ode à l’esprit de résistance, Mafrouza est un film juste indispensable.
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