Emmanuel Finkiel filme les retraités juifs de Cannes, derniers survivants d’une culture yiddish en voie de disparition. Quarante belles minutes de cinéma. Après avoir été présenté dans de multiples festivals depuis un an, après avoir récolté le César 97 du meilleur court métrage, Madame Jacques sur la Croisette a droit à une sortie en salles […]
Emmanuel Finkiel filme les retraités juifs de Cannes, derniers survivants d’une culture yiddish en voie de disparition. Quarante belles minutes de cinéma.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Après avoir été présenté dans de multiples festivals depuis un an, après avoir récolté le César 97 du meilleur court métrage, Madame Jacques sur la Croisette a droit à une sortie en salles parfaitement justifiée, faut-il le préciser d’emblée. On entre dans le film d’Emmanuel Finkiel et dans la baie de Cannes comme en bus, par un beau travelling latéral. Cette Croisette-là n’est pas tout à fait celle du mois de mai, artère ensoleillée et surpeuplée du célèbre Festival du film. Ici, le ciel est plutôt hivernal, délavé, la circulation est normale et la promenade est parcourue par quelques badauds épars. Le long de la Croisette, en surplomb de la plage, quelques petits groupes de retraités devisent calmement, tapent le carton, se reposent sur les chaises municipales. Justement, on s’approche d’un de ces groupes : l’ambiance est plutôt animée, les gens parlent une drôle de langue, mélange d’allemand et de français prononcé avec un accent bizarre. Ces retraités sont des juifs ashkénazes, ils parlent yiddish et sont les derniers représentants d’une civilisation qui prospérait depuis des siècles en Europe centrale jusque dans les années 40. Le cinéaste saisit dans un premier temps l’ordinaire de leurs conversations : plaisanteries, chamailleries de vieux couples, la santé, la pluie, les pogroms et le beau temps… Puis il s’attache plus particulièrement à Maurice et madame Jacques. Maurice est veuf, s’ennuie tout seul, n’est pas insensible au charme de madame Jacques et aimerait bien finir sa vie avec elle, dans le partage plutôt que dans la solitude. Pudique, madame Jacques hésite pas simple de refaire sa vie à plus de 60 ans. Finkiel enregistre les mouvements de ce flirt inhabituel avec beaucoup de tact et de précision, un sens parfait des ellipses, des temps forts et des temps faibles. Il faut voir comment Maurice, tailleur au métier consommé, séduit madame Jacques avec un dé, un fil et une aiguille… Plus tard, suite à une petite brouille, madame Jacques renouera le contact avec Maurice et son aiguille magique en cassant en douce un de ses boutons de chemisier.
Le cinéaste filme très subtilement les différents niveaux de communication, ce qui se dit par la parole et ce qui se dit par les gestes et les regards. Il lui suffit de quelques plans pour poser la question de la transmission et d’un certain divorce entre générations. Ainsi de la visite du fils de Maurice, juif français complètement assimilé le père et le fils n’ont manifestement plus grand-chose à se dire. Encore plus cinglant de concision : le petit-fils de madame Jacques reproche à Maurice son accent « incompréhensible » et lui demande ce que signifie le numéro tatoué sur son avant-bras ; Maurice lui répond qu’il s’agit d’un pense-bête téléphonique. Sous la douceur de la Croisette, derrière l’aspect bon enfant de ces retraités paisibles, c’est une tragédie qui couve en sourdine : l’agonie terminale du Yiddishland. Les nazis avaient accompli l’essentiel du boulot de destruction, la minorité survivante s’étant éparpillée aux quatre coins du monde. C’est une partie de ces sursitaires que Finkiel filme ici, à Vilnius-sur-Méditerranée, au soir de leur vie. Dès lors, la Croisette prend des airs de cimetière des éléphants, de banquise où viennent s’échouer les dernières baleines. La finesse de Finkiel consiste à draper son élégie dans une certaine légèreté, à contrecarrer le sentiment de mort omniprésent en insistant sur la relation Maurice/madame Jacques, c’est-à-dire sur une pulsion de vie. Surtout, Finkiel construit des plans, ne perd jamais de vue le cinéma : c’est le plus bel hommage qu’un cinéaste pouvait rendre à ces aïeuls à la fois proches et lointains.
{"type":"Banniere-Basse"}