En 1979 surgissait du désert australien, dans une odeur de soufre et de pétrole, un héros qui allait marquer son époque. Trente ans après le troisième volet de la saga, Mad Max et son créateur George Miller reviennent et sont loin d’en avoir fini avec le mythe.
« We don’t need another hero/We don’t need to know the way home/All we want is life beyond the thunderdome” : c’est par cet hymne chanté par Tina Turner que se terminait Mad Max 3, en 1985, dernier volet d’une trilogie dont on a longtemps cru qu’elle en resterait une. Bien entendu, c’est tout l’inverse qu’il fallait entendre : oui, nous avions besoin d’un autre héros, besoin de savoir comment revenir à la maison, de nous échapper du “dôme du tonnerre”. Il aura fallu trente années à George Miller pour revenir à la maison et retrouver son héros, dans ce nouvel opus intitulé Fury Road.
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Mais sa maison n’a rien d’hospitalier, elle n’est pas de celles où l’on s’assied au coin du feu pour raconter des histoires à ses petits enfants. Elle est au contraire une terre rude et impitoyable, plus encore qu’auparavant, et ce quatrième Mad Max n’a résolument pas l’âge des artères de son créateur – mais est-ce vraiment une surprise ? Car d’artères et de sang frais, il est justement question ici, avec une intrigue tournant autour de la question de l’exploitation des corps, et un Max nouveau (l’excellent Tom Hardy se substituant au désormais trop vieux et un poil toxique Mel Gibson) aux prises avec tout ce que le bush australien compte de salopards sanguinaires, et une Charlize Theron qui trouve peut-être ici le rôle de sa vie en camionneuse amazone.
A 70 ans, le fringant George Miller livre un film d’une vitalité folle, un film aussi intense et spectaculaire que les meilleurs blockbusters contemporains (deux heures de poursuite non-stop, à peine le temps d’une pause pipi), et en même temps parfaitement personnel : c’est-à-dire old school, matérialiste, politiquement affuté. Mad Max – Fury Road n’est ni tout à fait un reboot, ni tout à fait un sequel, mais plutôt une synthèse des épisodes précédents, un parfait point de chute – avant de repartir puisqu’on annonce déjà une suite – après un long voyage plein d’embûches et d’aventures…
Un urgentiste au chevet du cinéma australien
L’aventure commence au tout début des années 70. George Miller, né à Chinchilla dans le Queensland (le nord de l’Australie) en 1945, débute sans passion une carrière de médecin urgentiste. En tout cas la semaine, car sitôt le week-end arrivé, il consacre tout son temps à son hobby : le cinéma. Il voit quantité de films (du cinéma américain essentiellement, la nouvelle vague australienne, celle des Peter Weir, Philip Noyce, voire Nicolas Roeg devant patienter jusqu’au mitan des 70’s pour déferler) mais s’investit aussi rapidement dans leur fabrication. En 1971, parallèlement à ses activités médicales, il s’inscrit à l’atelier cinéma de l’université de Melbourne (il aurait pour ce faire roulé 600 bornes en mob, selon la légende) et y fait une rencontre déterminante en la personne de Byron Kennedy.
Avec lui, il coécrit et réalise un court métrage au titre signifiant : Violence in the Cinema, Part 1 (il n’y aura jamais de “Part 2”). Il s’agit d’une satire d’une vingtaine de minutes, dans laquelle la violence à l’écran ressurgit sur les spectateurs, préfigurant en quelque sorte Videodrome. Le film est remarqué et convainc les deux partenaires de formaliser leur union dans une société, Kennedy Miller Productions (toujours active, en dépit du décès, en 1983, de son cofondateur). Les années qui suivent confirment l’éloignement de George Miller de la médecine, tandis qu’il se forme en travaillant comme monteur, opérateur ou preneur de son sur des courts métrages, des téléfilms ou des pubs.
C’est en 1975 qu’il entame, toujours avec son meilleur ami, l’écriture de ce qui deviendra quatre ans plus tard Mad Max. L’idée lui en vient à force de devoir soigner, à l’hôpital, les accidentés de la route. Ceux-ci sont monnaie courante en Australie, la voiture étant à peu près l’équivalent de l’arme à feu aux Etats-Unis : un objet fondateur d’une culture individualiste, un totem vénéré qui finit par se transformer en engin de mort. L’écoute d’un programme radio sur un journaliste indépendant branché sur le canal CB de la police (Nightwatch, un concept proche de celui de Night Call, avec Jake Gyllenhaal, sorti l’an dernier) scellera son envie de réaliser un petit film d’action, mêlant road-movie, cop-story et western (l’influence du film de samouraï, a priori prépondérante, est accidentelle selon l’auteur).
Miller et Kennedy se lancent à corps perdu dans le projet, apprennent tout sur le tas, collectent des fonds à droite, à gauche, et réunissent la modique somme de 350 000 dollars australiens. Il n’existe pas encore de star australienne, en tout cas pas pour le rôle de Max Rockatansky, flic autoroutier dans une Australie dystopique livrée à la sauvagerie des maraudeurs sur roues. Ils font donc un casting et retiennent un jeune acteur d’origine américaine, à peine sorti du conservatoire et n’ayant qu’une poignée de petits rôles à son actif : Mel Gibson.
Son charisme et sa beauté féline éclatent dès les premiers plans, où il apparaît de façon parcellaire – ses mains pleines de cambouis, sa nuque puissante, ses bottes de cuir, son menton dans un rétroviseur, ses yeux cachés derrière des lunettes noires… –, dans l’attente de son heure, prêt à fondre sur ses proies comme le scorpion levant son dard filmé par Kenneth Anger (Scorpio Rising, film culte de 1964 sur les motards, le cuir et l’occultisme que Miller avait probablement vu). Il faut attendre la douzième minute et un plan en contre-plongée pour qu’enfin nous soit donné ce corps dans son ensemble, scrutant sur la route les dégâts occasionnés par la première course-poursuite d’une saga où il est impossible de les dénombrer. Une star est née, et avec elle un personnage iconique des années 80.
Minimal Max
Ce jeu de cache-cache entre Max et la caméra est récurrent dans la série, et il est frappant de constater à quel point la fascination exercée par le personnage tient surtout à son absence – ou, disons, à sa présence minimale, qui rappelle celle de Clint Eastwood ou de Charles Bronson. Ses dialogues n’excèdent jamais quelques lignes, ses gestes sont réduits à la plus stricte nécessité et sa psychologie se résume souvent à un seul concept (proclamé d’ailleurs tel quel dès les premières minutes de Fury Road) : survivre. Suivant une logique qui voit, d’épisode en épisode, l’univers s’étoffer et les personnages secondaires prendre de l’importance, ce nouvel opus radicalise ce décentrement du héros en ne le filmant quasiment pas (ou derrière un masque, figure là aussi récurrente) pendant trois quarts d’heure. Max est là mais n’est pas vraiment là, façon de jouer avec l’attente des spectateurs (trois décennies tout de même !) mais façon aussi de réaffirmer un style.
Dans le premier Mad Max frappe en effet l’habileté avec laquelle George Miller transcende son matériau brut par la mise en scène. Comme souvent, la contrainte (budgétaire) suscite la créativité. Le film ne raconte pratiquement rien – des règlements de comptes parfaitement répétitifs entre flics et bandes de motards, la célèbre vengeance qu’on évoque tout le temps n’intervenant que dans la dernière bobine –, ne montre pratiquement rien – un futur proche limité à quelques traits dans un endroit aussi désert que possible –, mais le cinéaste lui applique un traitement ultrastylisé, usant du montage coup de poing comme un Soviétique exalté, de la litote comme un Américain sous code Hays.
La violence, thématique ici centrale, est beaucoup plus suggérée que montrée et, comme dans Massacre à la tronçonneuse, sorti en 1974, c’est le découpage, la musique et le son qui créent l’horreur : une petite chaussure qui rebondit sur la route pour dire la mort d’un enfant. Ce n’est alors pas le moindre des paradoxes (ô combien révélateur) que le film ait été classé X par le comité de censure français, sous Giscard. Etrangement charcuté de sept minutes sur les écrans en 1979, le film ne sortira dans sa version complète qu’en 1982, sous Mitterrand. Une odeur de soufre qui concourut bien entendu à son succès, et pas seulement en France puisque ses recettes s’élèveront au total à près de 100 millions de dollars, essentiellement grâce à la VHS naissante. Pas mal pour une petite pellicule d’exploitation du bout du monde n’ayant pratiquement rien coûté.
De la série B culte à la série A séminale
Miller a donc en ce début des années 80 tout pour être heureux, et pourtant il fulmine. Le tournage de Mad Max a été des plus éprouvant, le laissant amer et lessivé, et il a le sentiment d’avoir seulement effleuré son sujet. Pour la suite, que lui et son pote Kennedy ne tardent pas à envisager, il veut voir grand. Le déclic a lieu lorsqu’il lit Le Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell, ouvrage de référence sur la permanence des mythes publié en 1949 (dont Miller signera d’ailleurs la préface de certaines éditions ultérieures). Campbell y dégage une structure narrative commune à la plupart des récits mythologiques, toutes cultures confondues, et conceptualise le “monomythe” : c’est le voyage du héros, en douze étapes, de l’appel de l’aventure au retour au foyer.
Déjà utilisé par George Lucas pour écrire Star Wars (et aujourd’hui le fondement des manuels de scénario, pour le pire et pour le meilleur), le livre de Campbell marque Miller à tel point qu’il le suivra à la lettre dans tous ses films suivants – le voilà, le point commun entre un flic en bagnole, un petit cochon et un manchot empereur. Comprenant a posteriori qu’il vient, avec Mad Max, d’appliquer le monomythe à un antihéros, à quelqu’un dont le trajet finit par détruire l’humanité, il décide d’enfoncer le clou dans le second opus, assumant cette fois-ci pleinement la dimension mythologique de son récit.
L’enfance comme constant enjeu moral
Doté d’un budget plus confortable (2 millions de dollars, pas la folie non plus, mais un record pour l’Australie), Mad Max 2 se déroule quelques années après les événements du premier, dans un monde postapocalyptique où la seule monnaie d’échange est le pétrole. Il en faut pour aller quelque part, même s’il n’y a nulle part où aller : c’est sur ce beau paradoxe qu’est construite l’intrigue, combinant mobilité exaltante et surplace angoissant, la pulsion scopique jouant le rôle de médiateur entre les deux.
Reprenant et inversant la toute première scène du premier film (un flic voyeur observe un couple nu, au loin, dans sa lunette de visée, annulant d’emblée la probité de ceux censés nous défendre), Miller figure cette fois son héros en haut d’une colline, observant à la jumelle une femme en train de se faire violer en contrebas. Il veut agir mais n’a pas le temps, et la violence de la scène est démultipliée par cette disjonction entre l’œil et le bras, entre la pulsion et l’action. Vouloir ou pouvoir, c’est sur ce nœud moral que repose Mad Max. Et c’est toujours, en fin de compte, l’enfance qui fait pencher la balance : bébé assassiné dans le premier, enfant sauvage à sauver dans le second, adolescents exilés à aider dans le troisième.
Le film est une réussite tant artistique que commerciale, l’expression d’un auteur en pleine possession de ses moyens. Il reste aujourd’hui un modèle de film postapocalyptique, et l’on ne compte plus ses descendants : Terminator, Ken le survivant, Waterworld, Le Livre d’Eli, Les Fils de l’homme, The Rover, le jeu vidéo Fallout, le clip California Love de Tupac, Saw (pour la fameuse torture du pied coupé), liste loin d’être exhaustive. Miller consacre les deux années qui suivent à la réalisation d’une minisérie politique (The Dismissal, sur le renvoi du gouvernement socialiste de 1972 et la crise qui s’ensuivit) et d’un épisode (“Cauchemar à 20 000 pieds”, le meilleur) du film à sketchs produit par Spielberg, La Quatrième Dimension.
Il revient en 1985 avec un Mad Max – Au-delà du dôme du tonnerre au budget encore plus élevé. Opposant à Mel Gibson une Tina Turner au faîte de sa gloire, le film pâtit de la réputation peu flatteuse d’avoir été négligé par son auteur (d’où la coréalisation avec George Ogilvie) qui, déjà la tête ailleurs, se serait laissé convaincre de le signer pour de mauvaises raisons. Or, à le revoir aujourd’hui, c’est profondément injuste.
Ouvertement baroque (c’est pour moitié un péplum, pour moitié un film d’aventures à la Sa majesté des mouches), c’est de loin le plus drôle des trois, et son vitalisme spielbergien (hélas une infamie pour certains) éclaire la saga d’un jour nouveau. George Miller y ouvre ainsi une réflexion profonde sur la fonction du mythe : relier l’intime au cosmos, les lumières sur le plafond d’une chambre d’enfant au voyage interstellaire (c’est le sublime Contact, qu’il prépara avant d’en laisser la réalisation à Robert Zemeckis en 1997), l’écran de cinéma à la fondation du monde (l’incroyable théâtre d’ombres de Mad Max 3).
La boucle est bouclée, après un détour par l’enfer
C’est sur ces bases que George Miller a construit, trente années durant, une carrière chaotique mais passionnante, le conduisant de l’Australie à Hollywood (pour l’expérience amère des Sorcières d’Eastwick), de la production à succès (Calme blanc, Babe) à la réalisation de films tous publics (Babe 2, Happy Feet 1 et 2 : chefs-d’œuvre du cinéma pour enfants), tournant relativement peu (cinq longs métrages) mais bien (rien à jeter), semblant surtout s’éloigner progressivement de cette diabolique trilogie initiale.
Le trajet de George Miller a ceci de beau qu’il ressemble à celui des héros qu’il a filmés : c’est un parcours mythologique, une boucle qui part du foyer pour y revenir après moult exploits et aussi quelques déconvenues. Avec son développement interminable (vingt ans) et son tournage mouvementé en Namibie (retards, pluie, avaries, caprices des acteurs, interruption et reshoot : l’enfer, à croire les multiples rumeurs qui s’accumulent depuis le premier jour de tournage en 2012), on pouvait croire que ce nouveau Mad Max ne verrait jamais le jour, ou bien qu’il serait sévèrement amoché… Il ne fallait pas désespérer, simplement être patient, et se souvenir des paroles de Paul McCartney (dans Golden Slumbers) au tout début de Happy Feet : “Once there was a way to get back homeward”. Visiblement, ce chemin pour revenir à la maison existe toujours. Welcome back Mr Miller.
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