Le génial cinéaste a présenté son nouveau film en première mondiale à la Mostra de Venise, cinq ans après le cultissime Mulholland Drive. Premiers décryptages d’une oeuvre délirante, par Lynch lui-même.
Que faire après Mulholland Drive, film-phénomène, objet de culte absolu, commenté par les instances les plus officielles (à l’université notamment, le nombre de doctorats proposés chaque année pour gloser sur le cinéaste réclame la constitution de quotas) comme les plus sauvages (tous les blogs cinéphiles du monde proposent leur petit kit explicatif du film) ? Fallait-il en reprendre les principaux motifs ou au contraire tenter de s’en défaire ? Lynch a mis cinq ans à répondre, et a choisi de faire les deux.
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Inland Empire est à nouveau un portrait d’actrice en crise (Laura Dern, la Lula de Sailor et Lula), qui franchit une sorte de wonderland morbide, traverse des plateaux de tournage comme autant de miroirs, se perd dans les facettes d’un inconscient protubérant. Mais c’est aussi un pied de nez à la sophistication glamour de Mulholland Drive, sa rutilance hollywoodienne et la perfection de sa petite mécanique à suspense. Le film est vraiment furieux, hirsute, délirant. Une image vidéo agressive et sale s’est substituée au moiré photographique du film précédent.
Un tiers du film est dialogué en polonais. On traverse une sitcom jouée par des lapins en costumes campés dans leur salon. Et surtout, le film ne cesse d’opérer des décrochages, des effets de tiroir, et ne se raccroche jamais à une structure qui viendrait en boucler le sens. Le film, qui dure trois heures, ne fait que partir, ne se retourne pas. Il exige qu’on le suive sans aucun ménagement. On y reviendra plus longuement la semaine prochaine, dans notre compte rendu du Festival de Venise, où il fut présenté en première mondiale (il devrait sortir en France en février 2007). Mais cette semaine, c’est l’auteur lui-même qui commente ce filmmonstre absolument stupéfiant.
ENTRETIEN > Ce nouveau film est plus radical et labyrinthique que Mulholland Drive, non ?David Lynch
C’est une oeuvre abstraite. Mon seul conseil est de regarder ce film avec le coeur, en faisant confiance à ses intuitions personnelles. Il ne faut pas se méfier des intuitions. Elles représentent l’unique chose capable de nous permettre d’entrer dans l’univers d’un film, de le comprendre alors même qu’on serait incapable d’expliquer avec des mots ce qu’on est en train de voir.
Comment vos idées se transforment-elles en film ?
C’est une oeuvre abstraite. Mon seul conseil est de regarder ce film avec le coeur, en faisant confiance à ses intuitions personnelles. Il ne faut pas se méfier des intuitions. Elles représentent l’unique chose capable de nous permettre d’entrer dans l’univers d’un film, de le comprendre alors même qu’on serait incapable d’expliquer avec des mots ce qu’on est en train de voir.
Renoncez-vous aux structures logiques au profit d’un processus qu’on pourrait qualifier de surréaliste ? Votre film est-il une sorte de “cadavre exquis?
Je n’ai jamais une idée globale du film avant le tournage. Avant, je superpose des intuitions pour développer une histoire… Tout dépend du mouvement, de comment les idées s’enchaînent. J’écris une première scène qui en appelle une autre et après une autre – rien n’est linéaire, et mes idées sont en constante évolution. Mes films existent déjà avant le tournage… et je dois seulement réunir les morceaux, les visages, les mots, les paroles, les sons et les espaces, comme dans un puzzle. C’est un peu comme dans la vie. La compréhension est une abstraction qui resurgit de l’intuition. Vous reconnaissez-vous dans le surréalisme ? Oui, mais je m’intéresse à toutes les couches de la réalité. Certaines réalités sont un mariage entre pensée et émotion : une forme d’intuition qui sait créer un sens. Nous utilisons cette intuition tout le temps mais ne sommes pas habitués à l’employer au cinéma.
Pourquoi avoir tourné Inland Empire entre Hollywood et la Pologne ?
Un jour, j’ai croisé Laura Dern dans la rue et je lui ai promis de retravailler avec elle, de lui écrire un rôle. Je n’arrêtais pas d’y penser et, un jour, j’ai écris un monologue spécialement pour elle. C’est le coeur de ce film. Par ailleurs, l’atmosphère générale, qui s’est greffée sur l’idée principale autour du personnage de Laura, vient d’ailleurs. Quand j’ai été invité au festival de cinéma à Lodz, je me suis lié d’amitié avec les gens du festival et je suis immédiatement tombé amoureux de l’image de cette ville en hiver, qui héberge plein d’anciennes usines de textile magnifiques. J’adore ces ruines, la vieille architecture et surtout la lumière grise et épaisse. J’avais envie d’y tourner. Car même si les Polonais trouvent Lodz très laide, cette ville est magnifique à mon goût.
Pourquoi ne tournez-vous plus en pellicule ?
Le cinéma digital est un rêve devenu réalité : moins de poids, des équipes réduites, des “prisesî qui durent quarante minutes, auto-focus, presque pas de perte de temps, et puis tout ce que tu vois sur le moniteur ressemble exactement au résultat final. J’adore cette nouvelle technologie car elle me permet de parler aux acteurs et de tourner en même temps ! Avec une caméra traditionnelle en Panavision maniée par deux personnes et aussi lourde qu’un éléphant, on n’arrive pas à capter ces instants magiques : la DV est le futur et la pellicule est comme un dinosaure. Je ne retournerai jamais voir les dinosaures !
Est-ce que le numérique est capable de bien rendre les ambiances crépusculaires et oniriques qui caractérisent vos films ?
Les caméras digitales ont encore quelques faiblesses pour bien voir dans la nuit, sans lumière, mais avec la pellicule classique c’est pire, et le soir il faut plier bagage beaucoup plus tôt qu’avec la DV. En digital, il faut encore lutter contre le grain, mais bientôt on aura des caméras avec une plus grande résolution…
Hollywood est à nouveau pris dans un réseau poético-métaphorique, une zone où se rencontrent les fantasmes, les rêves et les différentes réalités. Mais votre vision de la mecque du cinéma s’est assombrie depuis Mulholland Drive.
Je ne parle pas de Hollywood. Mes films construisent d’autres mondes à partir de signifiants très communs. Hollywood comme ville est tombée très bas, c’est devenu un enfer. Et Hollywood Boulevard, qui fut si magnifique, ressemble aujourd’hui à un cauchemar. Hollywood revient dans mes histoires car je peux y montrer des conflits et des contrastes énormes entre différentes versions de la réalité.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans la perte de repères entre différents niveaux de réalité ?
Il y a tellement de formes différentes de la réalité ! La réalité à la surface et celle de l’intérieur. Le cinéma est là pour explorer tous ces mondes-là. Mais si un film explore juste la surface, le concret, les spectateurs vont tous faire la même expérience sans avoir de problèmes de compréhension. Je tends vers une abstraction pour permettre un grand nombre d’interprétations possibles. Pour moi-même, une émotion peut être abstraite, extrêmement délicate, fragile. Voir une actrice pleurer n’est pas suffisant pour émouvoir le spectateur… mais le cinéma a d’autres moyens abstraits pour provoquer la tristesse.
La psychanalyse ne vous inspire-t-elle pas ?
Une fois, je suis allé voir un psy, un homme délicieux,et je lui ai demandé si son analyse pouvait affecter ma créativité. Il m’a répondu honnêtement que ça pourrait arriver. Alors je lui ai serré la main et j’ai quitté son cabinet.
Pouvez-vous nous donner au moins une interprétation pour les lapins qui traversent votre film ?
La clé est l’innocence. Quelle est l’essence du secret ? Le cinéma sait créer des mystères s’il est prêt à entrer dans l’inconnu : aller vers des coins sombres est incoyablement mystérieux et magnifique à mes yeux.
Recueilli à Venise par Marcus Rothe
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