Lucas Belvaux a passé dix ans sur ce projet : tourner la même histoire sous trois perspectives différentes. Ce qui donne trois films de trois genres différents avec les mêmes trois couples de personnages. Le résultat est épatant. Et pour Belvaux, ce fut « exaltant ».
Révélé comme comédien par Yves Boisset (Allons z’enfants, 1981) et surtout par Claude Chabrol (Poulet au vinaigre, 1985), Lucas Belvaux réalise en 1992 un premier film singulier, Parfois trop d’amour. Puis, il parvient à concilier film d’auteur et comédie : Pour rire !, en 1997, avec déjà Ornella Muti et un grandiose Jean-Pierre Léaud. Ici, avec Un couple épatant, Cavale et Après la vie, il a voulu s’amuser avec trois couples, trois scénarios, trois genres. En poussant jusqu’au bout une idée.
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ENTRETIEN Dès le départ, tu avais l’idée de trois films ?
Lucas Belvaux Oui. J’ai eu cette idée il y a dix ans, pendant le tournage de Parfois trop d’amour. En tournant avec les personnages secondaires, je m’étais dit : « Ça aurait été bien de faire les mêmes 24 heures (car le film se passait sur 24 heures), mais avec les personnages secondaires. » On aurait croisé les personnages principaux du premier film, devenus secondaires, et ils seraient apparus différents. Cette idée théorique me tarabustait vraiment. Les six personnages, les trois couples, sont arrivés assez vite, avec trois femmes qui font le lien entre les hommes. Mais j’ai plus travaillé l’idée de trois scénarios que l’idée d’une trilogie ! C’était très important que chaque film soit un film en soi, en dehors de la trilogie. L’idée, c’est que chaque spectateur garde, après avoir vu les trois films, son film rêvé, la sensation d’un autre film… Qui dépend aussi de l’ordre dans lequel on voit les films : si on les voit dans l’ordre comédie/thriller/mélo, la comédie paraît moins drôle après avoir vu le thriller.
Pourquoi n’as-tu pas tourné un seul film de 4 heures ?
Ça aurait été autre chose, un film avec des mélanges de genres… Moi, ce qui m’amusait beaucoup, c’était de vérifier qu’une scène qui était génétiquement celle d’une comédie, quand on la mettait dans un polar, devenait une scène de polar… Que la scène où Ornella Muti met une baffe à Gilbert Melki dans Un couple épatant, la comédie, ne fait plus rire dans Après la vie, le mélo. Si tout avait été mélangé, ça n’aurait pas marché… Je voulais trois films très contrastés, donc trois genres différents. Et puis c’est tellement agréable et rigolo de travailler sur les genres… Il y a un côté gamin.
On pourrait presque dire que ta trilogie est un cas d’école…
Mais ce sont d’abord des films avant d’être un projet théorique. Même si je crois que le spectateur va aussi avoir accès à un plaisir théorique : celui de revoir deux fois la même scène différemment. L’idée des trois films, ça permettait aussi de retrouver les sensations qu’on éprouve quand on voit dans la rue quelqu’un qui pleure. On ne sait pas quoi faire, on est déjà passé, mais on a peut-être croisé un drame. On passe tous les jours à côté de drames qu’on ne voit pas. On croise quelqu’un qui cent mètres plus loin va se faire renverser par une voiture. Il est mort et on n’en sait rien… C’est un peu la façon dont je vois les choses, et j’avais envie de parler de ça et des mondes parallèles : on peut être dans un bistrot en train de boire un coup avec un copain, et au même moment il y a au bar trois mecs armés en train de préparer un hold-up… Il n’y a pas de hasard, il n’y a que de l’arbitraire, comme dit un flic dans Un couple épatant.
Le paradoxe, c’est qu’il y a une unité de regard, de mise en scène, et qu’en même temps il y a, selon le genre, des inflexions stylistiques pour chacun des films, dans le choix des cadrages, des lumières, des couleurs. Tu as tourné les trois films en même temps. Ce n’était pas trop difficile à gérer ?
La mise en scène était la même pour les trois films, en tout cas pour les scènes communes et aussi parce que je ne suis pas triple et donc je mets en scène à peu près toujours de la même façon. Après, la partie technique (cadre, focale, lumière, etc.) était inhérente à l’histoire que je racontais. Au moment de tourner, il fallait juste se souvenir dans quel genre de film on se trouvait. Une seule fois, on s’est emmêlé les pinceaux dans les changements d’axes et de regards caméra. C’était carrément le bordel ! Sinon, c’était assez clair pour tout le monde, étrangement. Après quinze jours, chaque film avait son identité. Et en même temps, quand on voyait les rushes, les styles s’estompaient. Puis on les a retrouvés au montage. Comme si, étape par étape, les films disparaissaient et réapparaissaient. La matière devenait du vivant agréable à manipuler… En dix ans de travail sur ce projet, je ne me suis jamais ennuyé ! Je me suis parfois arraché les cheveux, mais c’était exaltant.
Tes films sont une vue en coupe de la société française à travers une ville où une bonne partie des couches sociales et des institutions est représentée : les bourgeois, les fonctionnaires (flics, enseignants), les médecins, les terroristes, les truands, etc.
Je pense que les trois films sont surtout pleins d’une inquiétude diffuse qui raconte l’époque. Et puis, sans en faire trop, on peut sentir des rapports de classes. Pour moi, c’est une façon de ramener un peu de social dans la comédie. J’ai écrit le rôle du flic (Gilbert Melki) à une époque où il y a eu une vague de suicides de flics. Ça m’a beaucoup remué. Moi qui ai une aversion naturelle contre l’uniforme, quand je rencontre des flics, je les trouve souvent plus riches, plus généreux et envisageant souvent leur fonction de façon plus complexe que ce qu’en montrent le cinéma, la presse ou la télé. Le personnage de Melki a beaucoup bénéficié de cette perception. Pour le personnage du terroriste de Cavale, j’ai été très marqué par le procès d’Action directe-Lyon, où l’on se rendait compte que, plus qu’un groupe révolutionnaire ou terroriste, c’était une secte : plus personne ne pensait… Les trois films et genres me permettent d’offrir plusieurs perceptions des personnages : si on voit la comédie en premier, le personnage du flic peut faire peur. Si on a vu le mélo auparavant, ce n’est pas le cas.
Comment as-tu dirigé les comédiens ? On a l’impression de voir certains d’entre eux pour la première fois.
Je leur demande de jouer sans distance aucune, de n’avoir aucun jugement sur les personnages, de jouer dans la sincérité absolue. Tout devient alors évident et possible. C’est comme ça que les acteurs révèlent des choses qui leur échappent. Les acteurs ont toujours envie de ça, mais il faut leur donner un personnage suffisamment fort : plus les enjeux du personnage sont complexes, plus le comédien peut se livrer, car il sait que c’est le personnage qu’on verra et non lui-même. Ça lui enlève de la pudeur, même s’il y met ses angoisses, sa frayeur. Les personnages ont droit au même respect que les êtres humains et je n’ai pas le droit de les traiter n’importe comment. Et je fais ça aussi pour que le spectateur ressente de l’empathie pour les personnages, un sentiment pas forcément rassurant mais, disons, agréable.
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