Dur, dur d’être chinois ! En apparence, ce premier film tourné à Hong-Kong par Yu Lik-wai, natif de l’île, n’a aucun rapport, malgré son titre, avec le tube de la noire division musicale de Manchester qui fit guincher les autistes chics. Ici, on ne porte pas son spleen morbide en bandoulière. Chaque petite fourmi ouvrière […]
Dur, dur d’être chinois ! En apparence, ce premier film tourné à Hong-Kong par Yu Lik-wai, natif de l’île, n’a aucun rapport, malgré son titre, avec le tube de la noire division musicale de Manchester qui fit guincher les autistes chics. Ici, on ne porte pas son spleen morbide en bandoulière. Chaque petite fourmi ouvrière fait son boulot, opiniâtrement, et ne la ramène pas sur ses tourments. Ah Ying est liftière dans un restaurant. Son amant, Ah Jian, vend des cassettes X. Ah Ying fait la pute. Ah Chun est réparateur d’ascenseurs. Tout baigne, en apparence, sur un strict plan fonctionnel. Mais ces quatre personnages ont tous un handicap en commun, qui est le sujet du film : ce sont des immigrés de Chine populaire. Réfugiés à Hong-Kong, eldorado de poche qui catalyse les fous espoirs des Chinois communistes, ils sont confrontés à la dure réalité de la société d’abondance calquée sur le modèle occidental : perte d’identité, indifférence. Pour le cinéaste, c’est un film « sur notre incapacité à vivre le bonheur, (…) sur le Hong-Kong post-Chinois, en ce sens que l’être Chinois se fracture, se vidant de son sens. Emigrés par nature, les gens ici sont les victimes perpétuelles d’une nostalgie pour un ailleurs improbable. » On l’a compris, Love will tear us apart est dans la droite ligne du cinéma des « modernes »de Taïwan et de Hong-Kong : Tsia Ming-liang, HHH et Wong Kar-wai. Plans longs, impassibles et frontaux ; absence de scénario linéaire, romanesque, fondé sur la causalité et la théorie du conflit. Prenons par exemple la scène où, de but en blanc, l’introverti Ah Chung fabrique dans sa chambre un cocktail molotov. On le voit bien mettre le feu à cet engin incendiaire devant la boutique de Ah Jian (qui l’avait un peu malmené plus tôt) mais on ne voit pas la conséquence de cet acte si ce n’est plus tard, un bout d’affiche vaguement brûlé. Une superbe litote parmi tant d’autres.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Donc pas de continuum narratif ou temporel, mais une suite d’instants quotidiens qui font avancer le film par à-coups et par ellipses. Bref, tout ce qu’on aime depuis une dizaine d’années. Mais comment Yu Lik-wai se singularise-t-il au sein de ce nouveau cinéma chinois qui donne une si forte impression (ce n’est qu’une impression) d’enregistrement neutre du réel ? Justement par une plus grande neutralité que ses collègues. Pas d’acting-out baroque et libérateur comme chez Tsia Ming-liang, pas d’excès formaliste comme chez Wong Kar-wai. Yu Lik-wai est un peu le maillon ligne claire de cette chaîne esthétique. Mais en ne forçant jamais le trait, en n’accentuant aucun contraste dans ce paysage humain dévasté de l’intérieur, il peint un tableau tout aussi déchirant. Voir la scène splendide où Ah Ying, le visage barbouillé de crème, va vomir tout en pestant qu’elle en a marre de voir toujours le même soap-opera à la télé. Ce mélo industriel fait déborder le vase de sa détresse, qu’elle est incapable d’extérioriser de façon aussi stéréotypée que dans les fictions lacrymales d’antan. Celles-ci servent d’ailleurs de contrepoint constant à la vie atone des personnages du film rivés à leurs petits écrans, comme il sont rivés à leur insondable nostalgie (cf. Ah Yan, qui vit carrément dans son passé tragique, exprimé en voix off). Ce film, lisse et simple en surface, renvoie implacablement les Chinois contemporains à leur perte d’un centre (affectif, culturel, moral), d’un lieu. L’Empire du Milieu est vide.
{"type":"Banniere-Basse"}