Un homme s’adonne à la pure consommation du monde. Une chute sans rédemption où Scorsese bouscule avec fracas les plus hauts faits d’armes de son œuvre.
Depuis quand un film de Martin Scorsese n’avait-il donné un tel sentiment de liberté frondeuse, d’absolue maîtrise au service d’une expérience encore jamais tentée ?
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Armé du personnage de Jordan Belfort, trader psychopathe type Bernard Madoff (en plus ouvertement régressif), du meilleur acteur du monde et d’un scénario génial qui autopsie Casino (1995) et lui laisse les tripes à l’air, Scorsese accomplit pleinement sa destinée de cinéaste : devenir l’iconoclaste de lui-même, laisser libre cours à une rage destructrice de son propre classicisme, immoler sa perfection en un geste sublimement enfantin. A 71 ans, quand même.
Il ne s’agit pas de s’autoparodier, ou de se citer soi-même pour le plus grand plaisir des aficionados – qui reconnaîtront sans coup férir les morceaux de bravoure prélevés aux Affranchis (1990) ou à Casino, même diffractés avec frénésie –, mais de voir comment la machine de jubilation narrative peut fonctionner sans la moindre graisse sentimentale, sans montrer d’autre ambition que la pure et simple consommation de notre pauvre monde, sans scrupules et sans regrets.
Argent, coke et putes
Car Wall Street, comme chacun est bien obligé de le savoir aujourd’hui, ce n’est que ça, au fond : une orgie sans fin, et sans autre but réel que sa propre perpétuation de puissance, d’une crise à l’autre, chaque nouveau massacre faisant oublier le précédent. L’argent, la coke et les putes, le premier servant à obtenir les deux autres, sainte Trinité sans espoir de rédemption. Scorsese le sait tellement qu’il “oublie” de faire la plus petite leçon de morale, ce qui confère au film son épuisant grincement, son ton de fable grisante et grimaçante. Pour la morale, si vous y tenez, voyez Michael Moore ou Oliver Stone.
Scorsese, lui, choisit d’exagérer en grand satiriste, d’accuser le grotesque et de forcer encore le trait du plus grand excès, de la pire débauche, lucre et stupre insatiables à tous les étages – et les toilettes déclarées “no fucking zone”, carrément. Alors que Casino était l’histoire d’un homme qui bâtit un monde pour l’offrir à une femme – qui n’en veut évidemment pas et lui préférera toujours son minable premier amour –, un roman classique porté par une forme souveraine et les restes d’un certain lyrisme hollywoodien, encore détectable sous les lacérations de la satire, Le Loup
de Wall Street n’est que la description convulsive d’une addiction.
La vérité par le burlesque
Jordan Belfort n’est pas le ver taré dans le fruit Wall Street ; le ver, c’est Wall Street – et devinez qui est le fruit ? Comme il ose aussi la littéralité politique propre aux immenses cinéastes, Scorsese finira par filmer Jordan en train de ramper vers sa voiture de luxe, réduit à l’état de vermine démantibulée par l’abus de substances chimiques, maître du monde tombé plus bas que terre, victime d’une humiliation qu’il a lui-même inventée.
Comment Scorsese pourrait-il être encore plus clair ? La vérité ne passe-t-elle pas aussi par le burlesque ? Le Loup de Wall Street n’hésite pas
à recourir au bon vieux slapstick keatonien. Et comme DiCaprio sait tout faire…
Mais il fallait encore un autre bon génie à cette formidable entreprise de refondation du roman scorsesien. Il s’appelle Terence Winter et il a écrit une bonne part de Boardwalk Empire et des Soprano. Il a donc déjà utilisé, tordu et revitalisé le matériau Les Affranchis/Casino, désormais aussi classique – donc disponible – que celui des Parrain, et il brûle de rendre à Scorsese tout ce qu’il lui doit. D’où cette succession de morceaux d’anthologie en voix off sur des thèmes canoniquement scorsesiens (la circulation de l’argent, le dispositif d’une évasion fiscale de grande ampleur, les différences de points de vue dans la narration d’un événement) et de longues scènes dialoguées – où Scorsese se calme soudain, recourt aux stricts champ/contrechamp des studios d’autrefois, et fait ainsi mieux ressortir la qualité des dialogues et des comédiens.
Délicieusement impur et culotté
Cette alternance heurtée entre narration survoltée de Jordan et longues séquences dialoguées ajoute encore de l’étrangeté au film, un côté de bric et de broc qui achève de le rendre délicieusement impur et culotté, selon une pure économie de déperdition jouissive, à l’image de son héros incontinent.
S’il reste évidemment très maître de ses effets, on est quand même chez Scorsese, le film a un côté mécréant, gamin mal élevé qui sait séduire en exaspérant, se livrant même à des séquences entières de pur foutage de gueule de la bêtise hollywoodienne courante : le faux discours de démission et les larmes de la collaboratrice inconsolable, la grande dispute au sujet de la garde des enfants (mais quels enfants ?), ou encore l’hilarante réconciliation sexuelle.
Scorsese s’amuse, jubile, et n’hésite jamais à en remettre une couche. Mais il garde Citizen Kane en ligne de mire, d’autant que DiCaprio tient bien son Welles, déjà embryonnaire dans Django Unchained, et multiplie les citations farceuses du modèle indépassable au sujet d’“un homme qui échoue d’avoir trop réussi”.
Sauf qu’ici, point de “Rosebud” final, pas le plus petit trauma enfantin, ni excuse ni secret à dénicher. Et quand Jordan est enfin tombé, il n’a qu’une idée en tête : recommencer.
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