Pourquoi devient-on artiste dans une famille d ’artistes ? Chiara Mastroianni et Louis Garrel, héros des Bien-Aimés de Christophe Honoré, retracent leur chemin.
Maurice était très original comme acteur et comme homme. Depuis sa mort, j’ai croisé beaucoup de gens qui l’adoraient. Ils lui reconnaissaient un jugement précieux. Quand il parlait, ça ne ressemblait jamais à un discours qu’on avait entendu ailleurs. Ses analyses étaient uniques, profondément originales, sa vision très personnelle. Il a longtemps galéré. Jeune, il a fait des marionnettes avec Gaston Baty, Alain Recoing… Ils ne gagnaient rien ! Ils ont travaillé à la télévision, où ils ont fait une émission de marionnettes puis se sont fait virer de l’ORTF. Ensuite, Maurice a continué dans le théâtre classique. Le théâtre était alors plus sacré qu’aujourd’hui, où il est davantage consacré. En tout cas, en parlant avec Recoing, j’ai compris à quel point j’avais de la chance de gagner ma vie en étant acteur. »
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« Je trouvais que ça avait l’air facile »
Chiara Mastroianni, dont les parents étaient mondialement célèbres et riches quand elle est née, voyait leur métier différemment : « Je trouvais que ça avait l’air facile, je dois l’avouer ! Je n’ai jamais vu mon père se plaindre. Lui avait une autre folie : la vie de tous les jours l’angoissait terriblement. C’est pour cela qu’il a autant tourné. Et tant dormi aussi. En vacances, il s’emmerdait. Les siestes devenaient plus longues… Il me regardait en souriant et disait : ‘On va faire une p’tite sieste ?’ J’ai lu des interviews qui datent de ses débuts et déjà, quand on lui demandait ce qu’il faisait quand il ne tournait pas, il répondait : ‘Je dors.’ Sur Les Yeux noirs, en Russie, après s’être fait maquiller, il avait disparu. Il s’était installé dans les toilettes, avait rabattu le couvercle de la cuvette et s’était endormi dessus comme s’il s’agissait d’un fauteuil ! C’est bien de dormir, mais sans jouer les psys de bazar, ça ressemble aussi à une fuite.
Au-delà de son côté solaire, facile d’accès, mon père avait une sensibilité mélancolique. Mais comme je ne l’ai jamais vu se plaindre sur un tournage, je ne me demandais même pas si c’était facile ou pas. Tout l’émerveillait, tout devenait une fête. Quand une journée de tournage avait été un peu plus difficile, il me disait : ‘Mais je sais que ce soir on va aller manger des côtes d’agneau dans ce petit restaurant et que j’en mangerai au moins une douzaine !’ Il me donnait la sensation d’un métier tout sauf laborieux. Ma mère, c’est différent. Elle était plus secrète, plus angoissée par rapport à son métier. Elle dégage à la fois une force et une fragilité, même si les gens ne veulent pas prendre le temps de le voir et s’arrêtent au côté icône qui brouille les pistes. Et elle ne parle jamais des films qu’elle tourne, que de ceux qu’elle voit. Alors on discute cinéma et c’est super. Jamais, ni du côté de mon père, ni du côté de ma mère, on ne parlait technique de l’acteur. »
« Je n’aime pas le mot héritage »
Chez les Garrel, au contraire, Maurice parlait métier, méthodes d’acteur avec Louis, lui donnait aussi son avis sur telle ou telle réplique dans tel film. Et chez les Garrel, on accordait une place prépondérante à la politique, au Politique, même : « Maurice était dans la Résistance, il a fait le débarquement en Provence en venant du Maroc. Je pense que les gens qui ont fait la guerre, toute leur vie, à chaque fois qu’ils voient entrer une personne dans une pièce, ils se demandent si elle a fait la guerre ou non. Ça devient une grille de lecture. Certains ne s’en remettent jamais. On ne parlait pas de la guerre avec Maurice, ça me gênait. Quand j’étais au lycée, j’éprouvais une fascination malsaine pour les récits et anecdotes de la Seconde Guerre mondiale, comme si la Résistance c’était du Arsène Lupin. Ça me dégoûte un peu.
La transmission, c’est une fascination française. On a toujours peur de ressembler à sa famille. La France s’est tellement mal comportée pendant l’Occupation qu’on a toujours peur qu’il y ait des choses cachées dans nos familles. On n’a pas fait notre petite purge. Albert, un ami résistant (il joue dans le moyen métrage réalisé par Louis, Petit tailleur – ndlr), m’a dit un jour : ‘Ma vie a changé quand j’ai lu la lettre qu’avait écrite mon voisin pour me dénoncer aux Allemands. Ce n’est pas seulement parce que c’était mon voisin qui me dénonçait, mais parce qu’il demandait si, pour le remercier, les Allemands ne pouvaient pas lui donner le manteau si joli de ma femme.’ Si ça se trouve, cette femme qui a porté le manteau de la femme d’Albert, c’est ma cousine. Qu’est-ce que j’en sais ? Alors la transmission… Je n’aime pas le mot héritage, c’est comme si on subissait quelque chose. »
Vient le moment fatidique où l’on annonce à ses parents que l’on souhaite suivre la même voie qu’eux. Chiara Mastroianni a longtemps hésité : « Mon frère Christian (Vadim), qui a neuf ans de plus que moi, avait laissé tomber ses études pour devenir acteur. Ma mère flippait complètement et du coup, quand j’ai commencé à avoir envie de devenir actrice, j’ai ressenti un très fort sentiment de culpabilité. Je me souviens avoir fait de la figuration sur Les Yeux noirs de Mikhalkov aux côtés de mon père, j’étais très petite. Je n’ai même pas osé le dire à ma mère en rentrant parce que je me souvenais du remue-ménage déclenché par la décision de mon frère. Alors ça m’a pris du temps…
Ma mère s’inquiétait aussi de ce que ça représente d’être une actrice pour une femme. Je me souviens d’elle me déclarant : ‘C’est un métier difficile parce que les femmes n’ont pas le droit de vieillir, et il y a de toute façon plus de rôles intéressants pour les hommes que pour les femmes.’ Quand j’ai commencé à travailler, elle m’a dit : ‘Il n’y a pas de conseils à donner.’ Quant à mon père… eh bien, j’étais sa fille. Il était protecteur. Quand j’ai fait mon premier film, j’étais très angoissée et il me disait : ‘Tant que tu connais ton texte et que tu ne te prends pas les pieds dans les rails du travelling, tout ira bien.’ Le coup du travelling, ça m’est resté. A chaque fois que je dois traverser des rails pendant un plan, je pense à lui. Du coup, ça me fait rire tellement c’est dérisoire. J’aurais préféré qu’il me dise : ‘Lis tout Shakespeare’, par exemple. Mais lui, non ! Mon père avait une vraie humilité, une vraie modestie par rapport à son métier, il se rendait parfaitement compte de la chance qu’il avait d’avoir eu cette carrière et que le talent n’était pas tout. J’ai toujours été très admirative de ça parce que c’est assez rare. »
Un jour, Chiara a trouvé une lettre que son père, tout jeune, avait écrit à sa mère à lui, alors qu’il était étudiant en architecture et jouait dans une troupe de théâtre amateur (notamment avec Giulietta Masina, la future épouse de Fellini) : « Ce soir, une très grande productrice de théâtre est venue nous voir jouer. Elle m’a dit que je devrais essayer de faire du cinéma et que peut-être j’aurais une chance d’y arriver. » Chiara conclut : « Je suis émue par ce jeune homme qui ne sait pas ce qui va lui arriver. Chacun devient acteur pour des raisons différentes. Et pourtant, on arrive à jouer ensemble. C’est ça qui est dingue. »
Jean-Baptiste Morain
Lire la critique des Bien-aimés Ecouter la BO du film par Alex Beaupain (Naïve)
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