Dans une ville à la frontière du Texas et du Mexique, un shérif enquête sur une vieille affaire de meurtre dont le suspect principal était son propre père. Partant de cette trame policière classique, John Sayles réalise Lone star, un film multiple, à la fois questionnement sur la mémoire et la filiation, dossier sociologique et […]
Dans une ville à la frontière du Texas et du Mexique, un shérif enquête sur une vieille affaire de meurtre dont le suspect principal était son propre père. Partant de cette trame policière classique, John Sayles réalise Lone star, un film multiple, à la fois questionnement sur la mémoire et la filiation, dossier sociologique et topographique sur une région, interrogation sur l’histoire américaine et chaleureuse galerie de portraits.
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Pour des raisons qui relèvent à la fois des phénomènes de mode, des aléas de la distribution et de la modestie de son style, John Sayles, cinéaste américain indépendant depuis quinze ans, est quasiment inconnu en France. Il est certes reconnu par une poignée de critiques et d’aficionados, mais son étoile est loin de briller avec le même éclat que celles d’Abel Ferrara ou des frères Coen. Avec son bon gros classicisme placide, son style avare d’effets de signature (une esthétique carrée au service de l’histoire et des personnages, parfois un brin scolaire, voilà la limite de Sayles), ses préoccupations humaines et sociales caractéristiques qui en font une sorte de pendant américain de Ken Loach ; américain, c’est-à-dire moins consciemment idéologique , Sayles est peut-être trop éloigné des priorités cinéphiliques contemporaines, pas assez inventeur de formes. Pour ne rien arranger, ce copain et clippeur de Springsteen n’a pas eu de bol avec les circuits de distribution français. Rarement le bon timing entre Sayles et nous : ses premiers films n’ont jamais vu le jour ici (Lianna, portrait émouvant d’une femme qui devient lesbienne au terme de sa grossesse ; Brother from another planet, comédie décalée sur un extraterrestre noir parachuté en plein Harlem…), le remarquable City of hope est passé en coup de vent dans un climat d’indifférence polie, et lorsqu’en 92 le cinéaste bénéficie enfin de toute la logistique idoine (projections de presse, copies neuves, affiches, etc.), c’est pour Passion fish, son film le plus démonstratif et psychologique : une histoire d’amitié entre une actrice blanche paralysée et son infirmière noire, certes pas déméritante, mais flirtant de trop près avec cet académisme que Sayles conjure habituellement. Avec le film suivant, The Passion of Roan Irish, rebelote dans le malentendu : le film pointe toujours aux abonnés absents chez nous. Alors, peut-être que Lone star sera le déclic, l’heure de la revanche, le moment où le public français enfourchera enfin la selle Sayles. Tous les ingrédients semblent réunis : bonne sortie, bonne période (la rentrée), bon film.
Lone star commence dans le désert du Texas, à trois cactus de la frontière mexicaine. Deux types inspectent les lieux, semblent scruter des traces, des indices. En fait, ils recherchent des fossiles. Puis, à force de soulever la poussière des lieux, ils tombent sur de vieilles cartouches de revolver des fossiles de western. Ces balles perdues sont la dernière trace d’un règlement de comptes mystérieux et non élucidé commis des années auparavant et dont le principal suspect est l’ancien shérif, le propre père du shérif actuel. Sayles a superbement lancé son projet : le western est un genre mort, il n’en reste que des vestiges minéraux ; mais comme l’Amérique, pays fondé sur un énorme péché originel, n’en aura jamais fini avec son histoire (ou son rapport à l’histoire), il fera un western (gros vecteur de mythologie qui tient souvent lieu d’histoire officielle) pour parler du présent et interroger les liens qu’il entretient avec le passé.
De cette espèce rare des shérifs qui pensent, Sam (le noueux et laconique Chris Cooper, belle découverte) rouvre donc le dossier et mène l’enquête. On imagine qu’il le fait autant par sens de la justice et haute idée de sa fonction que pour des motifs plus intimes d’ordre freudien. Ces investigations sont le prétexte pour John Sayles de ressortir la méthode qui avait si bien réussi à City of hope : le cinéaste se livre donc à une gigantesque mise en coupe sociologique de la petite ville et de sa région, dresse un véritable petit traité de géographie humaine. Sam va rencontrer tous ceux qui ont connu l’époque de son père, les élites de la ville et le peuple ordinaire, il va arpenter les quartiers noirs et les secteurs chicanos, et même pousser de l’autre côté du Rio Grande. Sayles traite tous ses personnages secondaires avec la plus grande attention (au point d’avoir écrit une biographie complète pour chacun d’entre eux), enrichissant à chaque scène la densité de sa palette humaine. Mais chacune de ces rencontres revêt aussi une dimension historique et dramaturgique : Sam construit patiemment son puzzle policier et familial tout en découvrant progressivement les pans cachés de l’histoire de sa ville, un passé qui revient par bouffées comme autant de strates aboutissant au présent. Son itinéraire est à la fois topographique et mental, social et intime.
Les thèmes du western classique concernaient la fondation d’un pays, la conquête d’un territoire, la lutte avec les Indiens. Aujourd’hui que le territoire est conquis, que les Indiens qui ont échappé aux massacres sont soit parqués, soit intégrés dans la société américaine, que les Noirs ne sont plus des esclaves et qu’une partie du Mexique est américaine, le nouvel horizon du western, le véritable sujet de Lone star, la nouvelle frontière pour John Sayles, c’est comment faire vivre ensemble toutes les communautés, comment faire melter le pot. Questions encore plus aiguës là où Lone star a planté ses quartiers, dans une ville frontière où le souvenir d’Alamo est encore tout chaud, dans une région où les wetbacks tentent de traverser le fleuve quotidiennement et clandestinement. « Deux villes de chaque côté de la frontière ont plus de choses en commun que des villes plus éloignées dans chaque Etat », déclare John Sayles. Aujourd’hui, les questions de frontières sont plutôt mentales que topographiques. Sans dévoiler le (melting) pot aux roses de l’histoire, on signalera juste que la réponse de Sayles aux problèmes de cohabitations communautaires est assez réjouissante et tout aussi éloignée des canons de bienséance hollywoodiens que de la majorité morale américaine. Sayles est non seulement un cinéaste humaniste, mais aussi optimiste : à la fin de Lone star, tous les personnages auront évolué, appris quelque chose sur eux-mêmes et sur leur entourage. Sam aura résolu l’énigme paternelle (duel freudien posthume et sans armes), appris deux ou trois choses utiles sur sa ville, ses administrés, son histoire, bouclé la boucle intime. Dans un beau mouvement parallèle à celui de son héros, Sayles aura questionné l’histoire de son pays, l’histoire de son art et réussi une chose finalement assez rare : un western évitant aussi bien l’écueil du revival nostalgique que le mode spectral crypto-eastwoodien (plus subtil, certes, mais ayant déjà beaucoup servi). En congédiant ce qui est mort dans le genre (les Indiens, les duels au soleil, les chevaux…) mais en s’accrochant à la vieille question fordienne de la communauté (toujours de mise), Sayles livre mieux qu’un western : un film pleinement pertinent et contemporain, binant un champ social laissé en friche par 95 % du cinéma américain.
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