En plein hiver 74, Werner Herzog va à pied de Munoch à Paris pour rejoindre Lotte Eisner mourante. Journal intime. “Quand j’arriverai à Paris, elle sera en vie. Il ne peut pas en être autrement, cela ne se peut pas. Elle n’a pas le droit de mourir. Plus tard, peut-être, quand nous le lui permettrons.” […]
En plein hiver 74, Werner Herzog va à pied de Munoch à Paris pour rejoindre Lotte Eisner mourante. Journal intime.
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« Quand j’arriverai à Paris, elle sera en vie. Il ne peut pas en être autrement, cela ne se peut pas. Elle n’a pas le droit de mourir. Plus tard, peut-être, quand nous le lui permettrons. » Elle, c’est Lotte Eisner, la grande historienne du cinéma allemand, l’égérie de la Cinémathèque française, pendant l’hiver 74, à l’hôpital et pas en forme. Et celui qui décide qui a le droit de mourir ou pas n’est ni Dieu ni un tyran, mais Werner Herzog ; pour conjurer les forces du destin, il va, depuis Munich, franchir à pied les mille kilomètres qui le séparent de sa chère Eisnerin. Il fait très froid cette année-là et le chemin des glaces est une route de pluie glaçante, de neige fondue et de grésil. Lorsque Herzog marche, il voit « sous les semelles, devant (lui), la terre qui se meut ». La marche est au cœur de sa vie et de son cinéma : il a parcouru tous les continents à pied et il a déclaré quelque part que s’il perdait une jambe, il arrêterait de faire des films, et qu’à tout prendre, il préférerait perdre la vue. Les considérations sur le sublime que l’on s’attend à trouver dans un récit de ce type trajet à travers les hautes glaciations de la solitude et du silence n’y sont pas. Par contre, on voit des détritus divers, car « comme toujours l’œil n’est attiré que par les formes vides : boîtes, choses jetées », des caravanes d’exposition, des pavillons résidentiels que le voyageur fracture pour dormir quelques heures et de l’eau, un peu partout, en rétention ou en dispersion. Ce n’est ni sinistre ni morbide, car ce qui se donne à lire dans ce texte qui a ses moments de déjante et où on rit parfois Herzog passant sans crier gare des descriptions aux évocations de souvenirs ou aux fantasmagories , c’est un regard attentif jusqu’à la fascination et qui, ici, tient lieu de pensée (son visage aux sourcils éternellement froncés témoigne de sa fondamentale
perplexité) : « Tant de choses passent dans le cerveau de celui qui marche. Le cerveau : un ouragan » ou encore « Tout en moi n’était qu’étonnement. » Alors le sublime excepté un moment d’élévation alors qu’il chemine entre soleil et lune , ce n’est pas dans le livre qu’on le trouve, mais en amont, dans ce qui provoque le voyage : une amitié, une fidélité et une colère devant la mort de l’autre qui ne s’évacue que par la dépense physique et l’incantation. Ce à quoi Werner Herzog ressemble, ce qu’il est, c’est L’Homme qui marche de Giacometti, qu’il définit parfaitement à la fin du livre lorsqu’il dit « Elle savait que j’étais de ceux qui marchent, et, partant, sans défense. » L’homme qui marche est souverain, irréductible, détaché ; et en même temps fragile, anachronique, mécaniquement imparfait, physiquement effondré. Volatile, il devient inutile, donc commence à être. Intraitable et hors commerce, il est dangereux, d’un danger en suspens. Ce livre, tellement beau, est un journal « dont seuls quelques passages très intimes ont été supprimés ». Publié en 1979 et épuisé pendant longtemps, il est enfin réédité.
Dominique Marchais
126 pages.
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