Virtuose jongleur du verbe, Audiberti écrivait sur le cinéma en maniant l’ironie désopilante plutôt que le savoir sentencieux, préférant l’intuition à l’intelligence. “Je représente la virginité normative du spectateur par excellence, quoique sans défense, au regard, soudain, du byzantinisme et de l’espièglerie de la critique mesurée.” Cet homme ordinaire au cinéma, c’est Jacques Audiberti, écrivain […]
Virtuose jongleur du verbe, Audiberti écrivait sur le cinéma en maniant l’ironie désopilante plutôt que le savoir sentencieux, préférant l’intuition à l’intelligence.
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« Je représente la virginité normative du spectateur par excellence, quoique sans défense, au regard, soudain, du byzantinisme et de l’espièglerie de la critique mesurée. » Cet homme ordinaire au cinéma, c’est Jacques Audiberti, écrivain prolixe, protéiforme, formidable et dont on se demande bien pourquoi il n’est plus lu. Pourtant, il existe bien des moyens de croiser la route de l’Antibois à face de Duce jovial : en lisant Le Tasse dans sa traduction audibertienne, en goûtant de la poésie (chez Gallimard/poésie), en allant au théâtre, ou encore en aimant le cinéma. Et là, bonne nouvelle et grand bonheur, avec ce recueil d’articles écrits de 1940 à 1962, c’est la fête à tous les étages. De « procédé de contemplation participante » à « chorégraphie ectoplasmique » en passant par la remarquable « dégelée d’images rapides », les définitions du cinéma valsent. Quant au muet, il sera « fleuves d’opium rétiniens » dans « un espace magique d’insonorités ». Comparés aux articles de son contemporain Bazin, on pourra dire des papiers d’Audiberti qu’ils embrassent une autre réalité du film, apparemment plus superficielle mais pas moins légitime, persuadé qu’il est « que le principal, au cinéma, c’est un mouvement qui vous aspire autant qu’il vous inspire ». Aussi sont généralement esquivées toutes considérations de mise en scène et, avec elles, les critiques des chefs-d’œuvre (il y a quand même de très beaux textes sur Tabou, L’Age d’or, Lola Montès…) au profit du travail des « subdialogueurs, parascénaristes, circumdécorateurs, ultracoiffeurs et infraperruquiers » et surtout des comédiens, qu’il adore et chahute un peu ; Audiberti leur consacre des pages qui préfigurent la Politique des acteurs de Moullet, en plus érotomane, ou les Mythologies de Barthes, en plus jubilatoire. Ne se fiant qu’à son intuition une bonne chose, tant on a trop tendance à ne faire confiance qu’à son intelligence , il fait mine d’ignorer ce qu’est une profondeur de champ, ce qui lui permet au moins de ne pas la confondre avec celle du film et de distinguer sans hésitation dans le Troisième homme « un navet de la pire espèce, celle des navets sculptés », vérité trop rarement formulée.
De ce type d’écriture critique désopilante, faite de calembours et de digressions, dont on ne se méfie pas tant elle semble fantasque et innocente mais qui tire dans tous les coins , il n’y a guère que Godard qui semble avoir su ramasser les miettes qu’Audiberti laissait généreusement traîner partout (aux Cahiers, à Arts, mais aussi à la NRF ou à Comœdia). Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas : l’effarante logorrhée audibertienne n’est pas du bavardage mondain ou de la critique de bon aloi. L’aspect débridé du style ne doit pas rendre aveugle à la puissance du discours et à l’angoisse irréductible qui l’a rendu nécessaire. En ironiste, colérique ou parano ultime, Audiberti a peur. De la guerre, des Américains, d’Hiroshima (« Il n’y a plus que les fabricants de bombe hydrogène qui s’intéressent au soleil »)… Aussi se laisse-t-il « buvarder par l’écran » pour fuir cela et retrouver « cette espèce de contrevie, ou de vie seconde » d’où il pourra légiférer sur l’impossible existence du film autrement que vu par un spectateur (« L’étoffe de votre vie personnelle fournit la matière première et dernière du rythme précipité, ralenti, piétinant, fulgurant, où se poursuit l’épopée »), sur la prééminence du réalisateur en tant qu’auteur, sur l’impureté comme étant la seule pureté du cinéma (« Nous ne vivons pas, au demeurant, dans un univers de corps chimiquement purs (…), n’importe quelle eau héberge des humeurs, des gaz suspendus, des alligators minuscules, des soupçons, des risques ») ou sur l’avenir d’un art dont l’apparition fut si dépendante de conditions techniques, prophétisant : « On inventera des projecteurs de poche, logés dans des briquets. On projettera les films au plafond ou sur de compacts rideaux d’atomes aériens. Mais qu’on n’ébranle pas le ciné dans la vérité de son genre. Ni sculptural, messieurs ni, bien sûr, olfactif !… C’est au service de cet instrument maintenant sûr et poli, limité comme un animal ou comme un dieu, qu’il va falloir travailler pour l’agrandissement de la vie. »
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