Je suis quelqu’un qui renonce plutôt vite aux choses de ce monde, mais ce n’est pas toujours sans inconvénient ! J’ai comme un pincement au coeur en me souvenant de cette pluie que j’écoutais comme libéré, alors que je venais de renoncer à ce qui m’importait tant !” (samedi 10 juin 1933). Dans les 800 […]
Je suis quelqu’un qui renonce plutôt vite aux choses de ce monde, mais ce n’est pas toujours sans inconvénient ! J’ai comme un pincement au coeur en me souvenant de cette pluie que j’écoutais comme libéré, alors que je venais de renoncer à ce qui m’importait tant ! » (samedi 10 juin 1933). Dans les 800 pages que constitue l’édition intégrale des carnets d’Ozu, on n’ira pas plus loin que par ces phrases dans l’élucidation de ce qui lui importe tant et à quoi il renonce pourtant. Un carnet n’est pas un journal intime, un endroit où l’on s’épanche ou s’analyse, mais plutôt un agenda où la manière dont on a employé son temps demeure en traces compilées. Il ne faut pas espérer de ces notes des réflexions du cinéaste sur son métier (« Toute la gloire que je pourrais tirer de ce travail serait de fournir à la médecine un cas particulièrement éclairant d’imbécillité ! »), ni des confessions sur sa vie privée, mais plutôt les considérer comme un exercice zen où, point noir sur fond blanc, le point sert moins à marquer sa propre présence qu’à signaler le vide qui l’entoure. Les points sont les événements authentifiables (les matchs de sumo et de base-ball, les menus, les films vus, les gens rencontrés, le temps qu’il fait), mais aussi les symptômes de ce qui n’est pas dit, certaines rencontres, des sentiments, des chocs (« N’ai pas bougé de la journée », « 0,25 g de Dial pour dormir », « Gueule de bois, ai dormi jusqu’à midi »), ou encore des résolutions (1er janvier 1955 : « Arrêter de boire le matin ! Rester attentif aux choses de ce monde »). « Dans quelques jours, j’aurai 30 ans !/Toi qui a vieilli/Tu tiens encore et toujours/Ton amour caché !/Amour secret/Tenu caché jusqu’ici/Avec lui tu as vieilli » (mercredi 6 décembre 1933). Les années passant, Ozu ne s’autorisera plus ce genre d’aveux, les anniversaires seront juste signalés, sans commentaires, la chape d’angoisse ne laissant plus rien passer d’autre qu’une parole étouffée, anodine, aussi proche du silence que possible. « Point d’ombre dans mon coeur, c’est pourquoi je me tais. Se taire pourrait signifier aussi tout le contraire : que d’ombre dans mon coeur ! » Seule la guerre, en Chine de 1937 à 39, fera parler Ozu. Décrivant longuement les manoeuvres et les douleurs physiques, voyant du mauvais cinéma dans les carnages (du Griffith, lui qui aimait tant Lubitsch), il finit par parler de lui : « Je me sens plus près des chiens des rues que des chiens de salons, des bêtes de somme que des pur-sang » (3 avril 1939). Les inestimables carnets s’interrompent en août 1963, quatre mois avant sa mort.
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