Une biologiste crée une “plante du bonheur” qui provoque sa ruine psychique. Une fable dystopique sur la place historiquement confisquée des femmes dans le monde scientifique.
L’histoire a démontré qu’une grande trouvaille scientifique peut se retrouver un beau jour à servir de noirs desseins. L’exemple le plus typique étant les travaux d’Einstein transformés en arme de tuerie massive par l’homme. A l’origine, Little Joe est une plante qui rend heureux. Quiconque en hume le pollen, explique son inventrice, une biologiste spécialisée dans les manipulations génétiques chez les plantes, s’assure à l’avenir un bien-être immédiat. Et scellera du même coup sa carrière de génie de la science et bienfaitrice de l’humanité.
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Prix d’interprétation féminine
Avec cette fable empreinte de science-fiction, qui pourrait évoquer une parabole cauchemardesque de notre monde moderne (attendez la suite), le quatrième long métrage de l’Autrichienne Jessica Hausner a été plutôt tièdement accueilli au Festival de Cannes où il figurait en compétition. Pas du genre à créer l’empathie, même envers une héroïne dont l’interprète, Emily Beecham, a reçu à juste titre le Prix d’interprétation féminine.
Le film est froid, glacé, retranché en lui-même par des travellings coupants et tendus vers une espèce de vide énigmatique de l’image. Les lieux mis en scène – le laboratoire et le domicile où vit la phytogénéticienne avec son fils ado – sont à peu près aussi accueillants qu’un hall d’hôpital, et aussi déshumanisés que le cinéma d’anticipation aime à nous en montrer quand il veut nous mettre en garde contre la menace transhumaniste.
Molécule toxique
Pourtant, ici, le problème est ailleurs. Et le propos du film moins centré sur la cruauté des situations ou des personnages (à la manière d’un Haneke dont Hausner a été la scripte, et auquel on a comparé son cinéma) que sur une histoire de spoliation. De confiscation et de retournement d’un outil de bonheur même illusoire et source d’émancipation, pour son héroïne, en arme de contrôle masculine.
Car ce végétal qui exhale en réalité une molécule toxique devient dès lors l’outil de promotion masculine. Toutes les femmes du labo sont une à une neutralisées. On arguera que leurs homologues mâles auront été intoxiqués par la plante tout comme elles. Sauf que la réalisatrice prend bien soin de ne jamais filmer ces scènes et qu’il est permis de croire que ces derniers étaient mal attentionnés dès le début.
Fantômes de femmes scientifiques
Comme les effluves nocifs de Little Joe, fleur aux pétales épineux rouge vermillon, le message du film est masqué mais il infuse les esprits, sans chercher à se rendre aimable ou à éviter une fin nihiliste. Jessica Hausner n’exclut cependant aucune piste et nous fait longtemps croire à un fantasme enraciné dans la culpabilité morbide d’une mère divorcée borderline – plusieurs scènes de visite chez son psy accréditent cette thèse.
Mais Little Joe trouve plus certainement sa raison d’être dans les fantômes de femmes scientifiques oubliées, annulées, dans son évocation des travaux d’Emmanuelle Charpentier, modèle bien vivant du film, traduisant avec force un formidable trouble dans ce monde baigné d’inquiétante étrangeté
Little Joe de Jessica Hausner avec Emily Beecham, Ben Whishaw (Aut. All., 1h40)
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