Héraut de la nouvelle vague argentine, Lisandro Alonso poursuit avec « Jauja » sa quête d’un cinéma contemplatif et aventurier. Rencontre avec un auteur qui se rêve en explorateur.
Au début des années 2000, le Festival de Cannes se faisait l’écho d’un renouveau du cinéma argentin impulsé depuis Buenos Aires par une petite troupe de fringants trentenaires, dont Diego Lerman, Pablo Trapero ou Lucrecia Martel. Lisandro Alonso faisait partie de la bande. Révélé avec un premier long métrage sidérant, La Libertad (2001), portrait mutique et planant d’un bûcheron isolé dans la pampa, le jeune cinéaste allait vite s’imposer comme l’un des plus singuliers auteurs de sa génération. Au rythme d’un film tous les deux ans, de Los Muertos (2003) à Liverpool (2008), il inventait une œuvre à la fois archaïque et ultramoderne, poursuivant avec obstination les mêmes histoires d’hommes confrontés à la nature et les mêmes méthodes de fabrication do it yourself.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Puis soudain, plus rien : fatigué par ce début de carrière mené tambour battant, Lisandro Alonso décidait en 2008 de se retirer du circuit, sans même laisser un mot. “Je n’en pouvais plus de cette vie, dit-il aujourd’hui, tout juste débarqué du Panama, les yeux cernés et la voix embrumée par le décalage horaire. Pendant plus de dix ans, j’avais été à la fois réalisateur et producteur de mes films, et je commençais à saturer de la partie comptable du cinéma, de la recherche de financements, etc. J’en avais marre du rythme des festivals, de la promo, des nuits loin de l’Argentine, toute cette routine qui vous use et vous empêche de penser à l’essentiel.”
>> Essayez les Inrocks premium gratuitement pendant une semaine
Le cinéaste posa alors ses bagages dans la ferme familiale, à huit heures en voiture de Buenos Aires, où il vécut en autarcie avec les siens, loin de toute pollution extérieure. “Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai planté du soja, j’ai cultivé des tournesols, je me suis marié, j’ai eu un enfant, et je me suis rapproché de mes parents”, dit-il. Surtout, Lisandro Alonso a pris ses distances avec son cinéma, dont il craignait à terme l’épuisement. “J’ai vu que je risquais de me répéter avec Liverpool. Au moment de débuter le tournage, le scénario semblait déjà vieux. J’avais l’impression de rester dans un même système de pensée.”
Après deux ans passés dans sa pampa, son envie de film lui revint de manière inattendue, brutale. “J’ai reçu un mail qui m’annonçait le décès d’une amie, se souvient-il. Elle était partie aux Philippines rejoindre son amoureux et ils avaient été assassinés dans la nuit. Le père de la défunte devait partir sur place pour identifier le corps et ça m’a inspiré cette histoire. Je me demandais comment ce père pouvait tenir face à une mort aussi soudaine, comment vivre après la perte d’un proche.” Ainsi est né Jauja, qui marque autant un aboutissement qu’une rupture nette dans son cinéma.
Son film le plus narratif et accessible
Pour la première fois, en effet, le réalisateur s’est entouré d’une équipe professionnelle, dont le chef opérateur d’Aki Kaurismäki, Timo Salminen, l’écrivain argentin Fabián Casas, qui coécrit le scénario, et la star américaine Viggo Mortensen, interprète du rôle principal. De cet assemblage étonnant, Lisandro Alonso a tiré son film le plus narratif et accessible, sans rien céder sur ses méthodes de tournage. Toute la bande s’est ainsi retrouvée quatre semaines au cœur du désert argentin, vivant hors du monde dans des conditions précaires. “C’est un préalable à chacun de ses tournages, note le chef op Lucio Bonelli, qui a participé à tous ses précédents films. Lisandro a besoin de se retrancher dans des zones sauvages pour faire ses films, il veut se confronter physiquement à la nature. Pour Liverpool, nous étions partis des semaines à Ushuaïa, où nous dormions sous des tentes à moins quinze degrés.” “Ce sont les grands moments de ma vie, confirme le cinéaste en riant. Passer la nuit dehors, manger tout ce qui se présente, rester sans téléphone pendant des semaines, c’est ainsi que je me sens humain. Et dans ces conditions, on échappe aussi aux syndicats, on peut tourner quand on veut, sans souci de planning ni de sécurité.”
Plus qu’un simple cadre de tournage, l’idée d’un retour à la nature irrigue toute l’œuvre d’Alonso, dont les films partent toujours de la découverte d’un paysage inconnu, dans lequel des personnages d’hommes solitaires s’épuisent et se réinventent. “Je suis fasciné depuis longtemps par ces hommes en marge de la civilisation, qui tentent de surmonter une nature hostile, observe le cinéaste, qui préfère rester flou sur les origines de cette fascination. Peut-être que j’aimerais moi-même devenir ermite. Je ne supporte plus cette vie urbaine. Devoir être habile en société, tenir ses comptes, sortir les poubelles, ce sont des efforts qui me pèsent terriblement.” Mais Lisandro Alonso n’en dira pas plus. Affable et charmeur, le cinéaste peut également se montrer secret, et tient à entretenir un mystère autour de ses films, construits comme autant de balades contemplatives ouvertes à toutes les interprétations.
“Son travail parle pour lui-même, dans un langage qui dépasse les simples mots, nous résume Viggo Mortensen, qui ne semble toujours pas remis de sa “lumineuse” expérience avec l’auteur argentin. Comme tous les artistes confiants et accomplis, Lisandro pose beaucoup de questions dans ses films mais refuse de fournir aux spectateurs des réponses trop directes. Je crois que tout son travail repose sur le fait de raconter des histoires simples, et de montrer les interactions entre des hommes et des paysages. Il ne cherche pas à intellectualiser. Il laisse un espace aux spectateurs pour qu’ils fassent leurs propres associations d’idées, et libèrent leur imaginaire. Bref, il ne fait pas des films pour les esclaves.”
Ce goût d’un cinéma libre, radical, délié des impératifs de scénario et d’efficacité, Lisandro Alonso l’a hérité de ses années de faculté, passées entre les concerts de rock et la découverte hallucinée de films étrangers. Il se souvient de sa première épiphanie : “J’avais été embauché par le festival de cinéma de Mar del Plata, pas loin de Buenos Aires, pour aider l’organisation de la section Contre-champ, qui mettait en avant des auteurs étrangers. Mon boulot, c’était de faire des copies de VHS, alors je restais des heures planté devant la télé à voir défiler des films auxquels je n’avais jamais eu accès avant : ceux de Sharunas Bartas, de Hou Hsiao-hsien. Puis un jour, j’ai vu La Rivière de Tsai Ming-liang et j’ai eu un déclic : c’était ce que je voulais faire.”
Une nouvelle communauté de goût avec des auteurs européens
En Argentine, l’époque était alors à l’effervescence dans une communauté de jeunes apprentis cinéastes, tous issus de la dynamique Universidad del Cine, ouverte au début des années 90. “C’était l’une des premières écoles consacrées au cinéma dans le pays, une révolution, se rappelle Lucio Bonelli, qui y fit la rencontre du jeune Lisandro Alonso. L’atmosphère de ces années-là était euphorique. On voulait s’inscrire en rupture avec la précédente génération, que l’on jugeait coupable de la mort du cinéma argentin. Et pour la première fois, on avait accès à des caméras.”
Vingt ans plus tard, le souvenir de cette époque d’ébullition se teinte d’un léger sentiment d’amertume chez Lisandro Alonso. Bientôt quadragénaire, le cinéaste s’est constitué une nouvelle communauté de goût avec des auteurs européens (il est proche de Miguel Gomes et d’Albert Serra, autres francs-tireurs à la pointe de la modernité), mais il n’a presque plus aucun contact avec le cinéma argentin. Très peu distribué dans les salles de son pays, il regrette surtout le tournant commercial qu’ont pris ses anciens partenaires de la nouvelle vague argentine.
“Beaucoup, parmi les réalisateurs de cette génération, ont trahi les promesses que l’on s’était faites, dit-il. Ils se sont pliés aux lois du marché et ne cherchent plus qu’à flatter le public, faire des entrées, et bosser avec les pires acteurs populaires.” Lui, assure en tout cas qu’il ne déviera pas de son horizon intime et radical, ni de son penchant pour un cinéma aventurier. Il a d’ailleurs un nouveau grand défi à accomplir. Tout ce qu’il peut nous en dire, et il exulte déjà à l’idée de partir, c’est qu’il a trouvé son prochain territoire sauvage à explorer. Ce sera l’Amazonie.
{"type":"Banniere-Basse"}