Il y a vingt ans, Lindsay Lohan explosait dans “Lolita malgré moi” (“Mean Girls” en vo), écrit par la plus percutante scénariste du début des années 2000, Tina Fey. Pour la première fois, elle tournait en dehors de l’empire Disney qui avait fait d’elle sa nouvelle égérie, contrat à la clef. Une Disney girl, elle ?
À 18 ans, Lindsay Lohan s’avançait surtout dans la peau de l’actrice la plus prometteuse de sa génération, une bombe de comédie subtile, au débit élégant et rapide, pleine de charme, hyper-attachante. C’est peut-être difficile à croire, mais c’est vrai : il y eut un temps où des personnes bien intentionnées – dont je faisais partie – comptaient sur elle pour garder allumée la flamme d’un cinéma pop et contemporain, compatible avec l’histoire hollywoodienne classique. Ses partenaires le disaient tous et toutes : elle était forte, au-dessus du lot.
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Splendeur et déchéance
Aujourd’hui, Lindsay Lohan n’existe plus, ou presque. L’actrice Lindsay Lohan, en tous les cas, puisque la personne semble mener une existence qui lui convient, après la naissance de son premier enfant l’année dernière, à Dubaï, paradis des influenceur·euses, où elle habite depuis 2014. Le reste se conjugue en promesses : un contrat avec Netflix qui a pour l’instant donné le peu recommandable Noël tombe à pic avant la nouvelle romcom Irish Wish, le 15 mars prochain, une suite à Freaky Friday en développement, selon l’actrice et sa partenaire d’origine Jamie Lee Curtis. Mais celle qu’on appelait “LiLo” au temps de sa gloire peine à tenir ses engagements sur le long terme, faute de véritable comeback depuis son trou d’air entre le milieu et la fin des années 2000.
Elle a alors une vingtaine d’années et incarne avec une forme de splendeur à l’arrache l’ère de la célébrité pré-réseaux sociaux. Amie avec les héritières Nicole Richie et Paris Hilton, Lindsay Lohan est spottée dans la plupart des boîtes cool que comptent les grandes capitales. Elle finira par épuiser tout le monde, y compris elle-même, à force d’abus et de nuits blanches, de séjours en “rehab”, de retards sur les plateaux qui continuent de s’ouvrir à elle, mais déjà un peu moins… Pourtant, Robert Altman, vieux routier octogénaire d’Hollywood, la regarde dans The Last Picture comme la star qu’elle est alors. Elle crève aussi l’écran face à Sharon Stone dans quelques scènes de Bobby, inspiré de la vie de Robert Kennedy. La mode l’accueille, elle pose au bras de Donatella Versace et de Marc Jacobs, fait appel à la prêtresse du bohemian chic, la styliste Rachel Zoe.
Mais quelque chose glisse en elle et dans le regard des autres, jusqu’à l’excès de trop, dont on jurerait qu’elle l’a conçue comme un sabotage. En 2012, elle laisse une ardoise de plus de 46 000 dollars au Château Marmont, où elle a occupé une suite pendant deux mois. Andre Balazs, propriétaire de cet hôtel mythique de Sunset Boulevard, lui demande courtoisement, mais fermement, de quitter les lieux, comme un bannissement symbolique d’Hollywood. Elle avait pourtant sa place sous les projecteurs de Californie, peut-être plus qu’aucune autre. En 2008, dans le magazine indé new-yorkais Paper, le créateur de mode Jeremy Scott dressait son portrait élogieux et fantômal : “Pour moi, Lindsay est l’actrice la plus post-moderne qui soit. Elle rassemble des morceaux de grandes actrices venues avant elle. On pourrait la comparer à Elizabeth Taylor : des débuts à un très jeune âge, et tant à révéler encore…”.
Une piste passionnée
Sauf le dernier point, tout est vrai. Originaire de la côte Est des États-Unis, issue d’une famille dont le patriarche, ex-trader, a connu de nombreux déboires (elle a suggéré lors d’interviews qu’il la frappait), Lindsay Lohan débute à l’âge de 3 ans dans des pubs, avant de multiplier les tournages tout en se forgeant, à partir de l’adolescence, une forte culture hollywoodienne. Les actrices du passé dont parle Jeremy Scott s’appellent Marilyn Monroe – pour qui elle n’a cessé de clamer son admiration – ou Elizabeth Taylor, qu’elle a incarnée dans le téléfilm Liz and Dick en 2012. Deux modèles évidents pour celle qui voulait renverser des montagnes.
Elle a aussi développé d’autres passions moins connues, pour la chanteuse et comédienne Ann-Margret, grande star du début des sixties, dont elle a voulu adapter la série B culte adulée par John Waters, Kitten With a Whip de Douglas Hayes. L’histoire d’une ado qui perturbe l’existence d’un homme politique en s’introduisant dans sa vie. Lohan est allée jusqu’à contacter Gus Van Sant, le réalisateur de Last Days, pour réaliser un remake. Ce film rêvé n’a jamais eu lieu, pas plus que le biopic de Clara Bow, actrice du muet et première “it girl” de l’histoire du cinéma – l’expression est née d’après un film dans lequel elle a joué en 1927 – que Lohan n’a jamais pu mener à bien.
Plutôt que réussir à rendre hommage à celles qui l’ont inspirée, Lindsay Lohan est passée de l’autre côté du miroir. Elle a en quelque sorte pris congé de son ambition d’actrice en 2013, en jouant dans le film de Paul Schrader (cinéaste et scénariste de Taxi Driver, notamment) écrit par Bret Easton Ellis, The Canyons. Elle y est exceptionnelle, hantée et indécise, se promenant absente-présente face à la star du porno James Deen (depuis accusé de viol) dans un récit sans queue ni tête, entre thriller érotique et balade planante au pays des déphasé·es. Un chant du cygne stupéfiant, sur lequel il faut lire l’article génial du New York Times publié en 2013. Le cinéaste raconte qu’il avait une phrase en tête en tournant The Canyons : “Nous ne sommes pas là pour la sauver, juste pour la mener au bout des trois semaines qu’elle doit passer avec nous.”
Identité labyrinthique
Mais de quoi ne faudrait-il pas la sauver ? De ses excès dantesques ? De sa trop grande idée d’un métier qu’elle dévoie pourtant tous les jours ? Schrader dira à quel point il a été marqué sur le tournage de The Canyons par quelques regards-caméra d’une intensité folle, dignes d’une grande comédienne – qu’elle fut par bribes. Chez Lindsay Lohan, jouer apparaît comme une seconde nature, tandis que les chemins pour y parvenir sont constamment tortueux. Car elle semble toujours un peu avoir la tête ailleurs. Ici et nulle part. Le motif s’inscrit bizarrement dans nombre de ses films, à travers dédoublements, inversions, fausses identités, vertiges, la plupart du temps traversés avec le sourire.
Dans Freaky Friday, elle se met dans la peau de sa propre mère – hello, Freud – avec qui elle échange sa vie, après avoir campé à l’âge de 11 ans deux jumelles qui se font passer l’une pour l’autre de chaque côté de l’Atlantique – À nous quatre, adapté du classique pour enfants Deux pour une. Elle se prétend enceinte dans Labor Pains jusqu’à créer un business, prise au piège de sa propre imposture ; embrasse un homme et devient subitement très malchanceuse dans Lucky Girl, à des années-lumière de celle qu’elle était jusqu’à présent… Même dans Noël tombe à pic, l’insipide “christmas movie” sorti en 2022, son personnage de riche héritière perd la mémoire et recommence une vie simple chez des gens qu’elle ne connaît pas.
La tête brûlée était une tête perdue. Mais aussi une actrice qui pouvait nous renverser. Son apparition surprise, lundi soir, à l’avant-première du nouveau Mean Girls (dans lequel elle ne joue pas), nous a rappelé que dans le film original, la mean girl, la fille méchante, ce n’était pas elle. Lindsay Lohan incarnait une ado plutôt la tête sur les épaules, avec une vivacité irrésistible. Même si, vu des tréfonds d’Instagram, elle semble aujourd’hui être tombée du côté des “plastics” – ainsi étaient surnommée les méchantes du film, véritables pestes superficielles –, on recherchera toujours chez elle cet œil qui pétille, que quelques personnes ont su filmer.
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