Joyeux enterrement. Limelight est mort, vive Limelight. Après cinq années passées à se forger une famille de coeur et de goût, la revue créée par Bruno Chibane et Emmanuel Abela s’arrête. Avant de poursuivre d’autres activités éditoriales, publication d’un Florilège, intelligent montage de chroniques et d’entretiens, parmi lesquels une interview inédite et hilarante de Paul […]
Joyeux enterrement. Limelight est mort, vive Limelight. Après cinq années passées à se forger une famille de coeur et de goût, la revue créée par Bruno Chibane et Emmanuel Abela s’arrête. Avant de poursuivre d’autres activités éditoriales, publication d’un Florilège, intelligent montage de chroniques et d’entretiens, parmi lesquels une interview inédite et hilarante de Paul Gégauff, âme damnée de la Nouvelle Vague.
« On ne fréquente pas sans s’infecter la couche du divin« , disait (assez salement) Saint-John Perse. Après cinq ans d’existence, la revue mensuelle Limelight, qu’on qualifie souvent par paresse journalistique de « jeune » et de « strasbourgeoise », cesse momentanément sa parution pour des raisons économiques et par souci de renouvellement. Limelight ne traitait pas seulement de cinéma : danse, sculpture, photo, théâtre, littérature, etc. y avaient régulièrement droit de cité.
Le grand mérite de la revue créée par Bruno Chibane et Emmanuel Abela aura été de n’avoir pas craint de « s’infecter » au contact des oeuvres et des artistes, de s’y forger patiemment, modestement et passionnément une personnalité, imposant petit à petit un style, résumable à une certaine familiarité respectueuse je ne parle pas ici de tapes dans le dos avec les artistes. Sans jamais tomber dans la mondanité, en gardant ses distances avec l’actualité et la mode (en y étant aussi sans doute contraint), Limelight se sera constitué une famille de goût et de coeur, dont les parrains, bien vivants et attentifs, avaient pour nom : André S. (Labarthe) dont les soi-disant « fonds de boîtes à chaussures » inauguraient pour notre plus grand plaisir chaque numéro , Jean-André (Fieschi) ou Jean-Claude (Guiguet). L’oncle Jean-Luc et l’oncle Jean-Pierre ne semblaient jamais très lointains. Tonton Jean-Marie (Straub) et Tatie Danièle (Huillet) comment vont-ils ? accordaient la plus longue interview de leur carrière à Limelight (qui en fit un recueil). Dans le rôle des oncles décédés mais toujours vénérés, Jean (Eustache), Allen (Ginsberg), Pier Paolo (Pasolini) et Alain (Cuny). Qui dit mieux ?
Limelight est mort, mais vive Limelight ! Car son constat de décès et acte de renaissance a pour nom Florilège. A la fois best-of et annonce des épisodes à venir, Florilège est un bien bel objet, doux sous les doigts, riche en iconographie (120 photos sur 160 pages), parfois rugueux sous les yeux (dense, évitant toute sympathie facile, en un mot exigeant) et rigoureux dans la composition, très loin d’un pot-pourri où s’enchaîneraient assez bêtement des articles remixés et raccourcis. A force de lecture et de relecture, des liens plus ou moins secrets entre les articles, chroniques, textes et interviews apparaissent et dessinent une ligne d’horizon, par essence intangible, mais bien distincte. Le furet malicieux et ciné-fils aura plaisir à déambuler sous ces vastes portiques de symboles et d’admirations, et à retrouver ici tel artiste déjà entr’aperçu là. On pourra appliquer à Florilège ce que dit Jean-André Fieschi du travail du cinéaste à la page 81 : « Il n’y a pas de détails dans le travail d’un film, ou plutôt, on espère toujours que la netteté du dessin effacera la profusion de tous les détails invisibles. »
Les projets éditoriaux des éditions Ciné-fils ne s’arrêteront pas là. Limelight, sous une autre forme (sans doute celle de ce Florilège), devrait reparaître en 1998, mais sur un rythme de deux ou trois numéros par an ; le travail d’édition de livre sera intensifié deux ouvrages sont déjà en préparation, l’un regroupant des photos, l’autre sur Paul Gégauff et sous la direction de Michel Leveau.
Paul Gégauff, justement, joue la cerise sur le gâteau rôle qui lui sied à ravir : Florilège publie une interview inédite (et hilarante) accordée par le scénariste de Chabrol à Labarthe et Eustache à la fin des années 60… Qui se souvient encore de Paul Gégauff ? Il a écrit treize scénarios pour Chabrol (dont Les Cousins, Les Biches, L’oeil du Malin, Les Godelureaux…), pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur : Les Bonnes femmes et Que la bête meure ; pour le pire : Ophélia ou Les Magiciens. Gégauff a également écrit le scénario de Plein soleil pour René Clément, ceux de More et de La Vallée pour Barbet Schroeder, et publié cinq romans aux éditions de Minuit. Ami de jeunesse de Rohmer (Maurice Schérer, dit « le grand Momo« ), il lui inspire les héros de ses premiers films (Le Journal d’un séducteur, film « disparu », La Carrière de Suzanne ou Le Signe du Lion, qui reprend une mésaventure espagnole de Gégauff), et sans doute à Godard une bonne partie des dialogues de Michel Poiccard dans A bout de souffle. Son influence véritable sur Rivette, Chabrol, Godard (seul Truffaut échappait à son emprise…), rencontrés au début des années 50 au ciné-club du Quartier latin alors qu’ils n’étaient que des cinéphiles un peu coincés, reste aujourd’hui encore très difficile à évaluer. On peut cependant affirmer, à l’instar de Jean-Paul Török, que Gégauff a « déniaisé Chabrol, empêtré à ses débuts dans des problèmes mystico-philosophiques ». Mais qui était ce Gégauff ? Sa vie est un roman.
Né en 1922 en Alsace, la légende veut qu’il ait, à 25 ans, dilapidé dans des palaces vénitiens la fortune héritée de son grand-père. Paul Gégauff était tout à la fois un provocateur puéril et gonflé (dans les années d’après-guerre, son déguisement préféré était quand même celui d’officier SS… cf. Brialy dans Les Cousins), un libre et oisif penseur, un parasite germano-pratin, un séducteur tropézien, un dandy alcoolique (on dit qu’il s’arrêtait quand il voulait), un brillant prosateur qui glandouillait à Hollywood chez les Montand-Signoret et les Demy-Varda, un scénariste vénal prêt à tout (on lui doit le scénario de Brigade mondaine la secte de Marrakech…). Il se liait à toutes sortes de gens : Roger Vadim, le clan Marquand, Christian, Serge, leur soeur Nadine (Trintignant) , Maurice Ronet. Anarchiste de droite, malhonnête pour le plaisir, il faisait souvent montre de cruauté (prérogative des personnages appelés Paul dans les films de Chabrol). « Il y a des alcools trop forts comme des fromages que certains refusent parce qu’ils sont trop costauds. (…) C’est un personnage qui entraînait autant d’allergies que de fascination », a dit Claude Chabrol en parlant de Gégauff. Prince éhonté du paradoxe, Gégauff feignait toujours de n’avoir que mépris pour le cinéma, la littérature et tous les arts, mais clamait dans le même temps son immense admiration pour Renoir et lâchait parfois, comme dans l’interview de Labarthe-Eustache, des traces d’une ambition déçue : « Le cinéma doit être un glacial reflet de la vie. Il faut montrer les choses dans tout leur ennui, dans toute leur froideur. » Fasciné et effrayé par le gâtisme, Gégauff finit sa vie une douce nuit de Noël (1983) dans un bled de Norvège, succombant aux trois coups de couteau de cuisine donnés par sa jeune compagne. Il aimait les étoiles et Beethoven.
L’interview publiée aujourd’hui dans Florilège fut refusée par les Cahiers du cinéma, qui craignaient une avalanche de procès. Paul Gégauff semble obligé de haïr avant d’aimer, toujours. Il prend un plaisir évident et comme naturel à traiter de cons ou d’obsédés sexuels ses amis (ici de la Nouvelle Vague), comme s’il était de toute façon impossible d’exprimer l’affection qu’on leur porte autrement qu’en les réduisant à des personnages sans âme. Tout le monde (Godard, Chabrol, Rivette…) en prend pour son grade et c’est désopilant, même si cela ne porte pas à conséquence. Et puis, ce numéro de gros méchant, Gégauff l’a déjà souvent fait dans d’autres interviews.
Ce qui est plutôt nouveau et intéressant ici, c’est que Gégauff, peut-être mis en confiance par ses interviewers, prouve qu’il ne manque pas de clairvoyance ni d’esprit critique. Sous l’excès perce enfin l’intelligence. On en ressort avec l’envie de revoir ses films (surtout Les Bonnes femmes, chef-d’oeuvre abstrait), y compris Le Reflux, d’après Stevenson son unique réalisation, inédite pendant très longtemps pour des raisons juridiques , à la lumière nouvelle de ces confidences parfois inspirées. On ne peut pas non plus s’empêcher d’éprouver le désagréable sentiment que Gégauff a gâché son talent au contact de l’argent et de la bêtise, étouffé par le personnage qu’il s’était lui-même créé.
Il y a, chez Gégauff, un débit caractéristique, un art de la digression vacharde et hallucinée, affabulatrice, rocambolesque et grotesque, désespérée et désespérante.
On comprend alors mieux ce que dit un jour un autre de ses amis, Johnny Hallyday (et oui !) : « Gégauff est l’homme qui m’a fait à la fois le plus rire et le plus pleurer. «
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