Venu de nulle part comme une cassette demo envoyée de province par la poste, L’Iguane arrive sur nos écrans, drôle d’objet pas du tout poli par la Machine Cinéma. Ses auteurs, Filip Forgeau et Maryel Ferraud, inventent là une dérive poétique qui prend acte de l’impasse de notre civilisation postindustrielle. Un film à la fois […]
Venu de nulle part comme une cassette demo envoyée de province par la poste, L’Iguane arrive sur nos écrans, drôle d’objet pas du tout poli par la Machine Cinéma. Ses auteurs, Filip Forgeau et Maryel Ferraud, inventent là une dérive poétique qui prend acte de l’impasse de notre civilisation postindustrielle. Un film à la fois trivial et littéraire, une ronde obsessionnelle déjantée et durassienne.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un aérolithe tombé d’on ne sait quelle planète noire. Duras trash ? Koltès après trois pastis, sept bières et deux cafés ? Iggy & The Straub ? Genet sous overdose death metal ? L’Iguane de Filip Forgeau et Maryel Ferraud, c’est un peu tout ça à la fois, et autre chose qui ne serait pas réductible à la somme de ces influences. « On nous parle souvent de Koltès ou de Duras, explique Maryel Ferraud, mais cela doit transpirer inconsciemment parce qu’on n’a jamais essayé de faire un film à la manière de… » En revanche, ce qu’ils ont dû essayer de toutes leurs forces, c’est de réussir à terminer ce film, tourné en quatre semaines pour un budget de 300 000 f (le coût d’un clip bon marché). Dans L’Iguane, Filip et Maryel ont presque tout fait tout seuls : écriture, scénario, réalisation, production, acteurs et même attachés de presse ils vous passent eux-mêmes les coups de fil, vous reçoivent à la projection et vous apportent un café. Pour un peu, s’ils avaient pu se transformer en pellicule ou en développeuse, ils l’auraient fait.
Ils viennent du théâtre. Lui a fondé la Compagnie du Désordre, travaillé sur des pièces de Goethe, Brecht, Shakespeare et sur ses propres textes. Elle l’a rejoint au théâtre comme interprète et cometteur en scène. Ensemble, ils ont créé les Films du Désordre et préparent déjà un second long, Le Terminus de Rita, au casting singulièrement alléchant puisqu’on y retrouvera Bernadette Lafont, Lou Castel et Jean-Christophe Bouvet (visible en ce moment dans Le Complexe de Toulon).
En attendant ces éventuels lendemains qui chantent, L’Iguane fait figure d’ovni dans le ciel quadrillé du cinéma français, un objet irréductiblement indépendant, inclassable et affilié à aucune coterie, un peu à l’image des films de FJ Ossang. Ici, nul dossier de presse en quadrichromie, nulle rumeur savamment orchestrée par un producteur ou un service de presse malin, pas de bouche à oreille frémissant dans le petit cercle critique ou dans le circuit des festivals, pas d’article en éclaireur dans les Cahiers ou Libé, pas de parrainage par un autre réalisateur en vogue, pas de réseau Femis ou autre… Rien. L’Iguane n’est pas un produit de la Machine, il ne découle d’aucun système, fût-ce celui souvent honorable du jeune cinéma indépendant : c’est un film qui existe tout seul, en marge, à côté, qui tient debout par la seule envie de ses créateurs, et leur croyance en cette envie. Le paupérisme est d’ailleurs inscrit dans le film avec un certain humour (involontaire ?) : ainsi, quand un personnage parle de camion, on ne voit qu’une modeste fourgonnette ; dans une scène d’aéroport avec jet en provenance de Bangkok, on ne voit qu’un petit coucou à dix places atterrir, puis une salle d’embarquement qui ressemble à une gare routière désaffectée. On reproche souvent aux films chers de ne pas assez transpirer le luxe à l’écran ; ici, le manque d’argent se voit gros comme le nez sur la figure à Depardieu.
Mais on flaire tout de suite l’objection : la grandeur de l’indépendance et la superbe des démunis suffiraient-elles à s’emballer ? Certes non, mais le plus beau de cette affaire, c’est que ce film qui n’est ni Citizen Kane ni A bout de souffle, ce film qui n’est pas un chef-d’œuvre (et puis quoi encore ?!) est quand même suffisamment passionnant et singulier pour qu’on s’y arrête. Il met en scène quelques moments de la vie d’un petit groupe de personnes, qui sont d’ailleurs plutôt des archétypes que des personnages. Au centre du film, le dénommé Frag, le Taulard qui vient de sortir, créature massive, cheveux ras, couvert de tatouages (d’où l’Iguane) ; autour de lui ou dans ses pensées gravitent le Taulard qui s’est suicidé, le Dealer qui rêve d’Amérique, le Drogué qui passe son temps à baiser et à se défoncer, le Petit Garçon symbole d’innocence, l’Indien figure de la liberté assassinée par l’Amérique, et la Femme, tour à tour Pute, Autostoppeuse, Amante, Mystère d’Orient… Ces êtres théoriques se croisent entre rêve et réalité, passé et présent, dans un paysage qui ressemble à Déprimeland, entre campagne déserte et mornes entrepôts ; ils ont tous « loupé le train qui aurait pu les emmener quelque part » et semblent attendre la mort comme une délivrance. A priori, un vrai catalogue de la zone, un défilé d’icônes de la marginalité, un concentré de clichés sur la déglingue, une illustration ras de bitume du « sex, drugs & rock’n’roll ». Mais justement, tout le prix de L’Iguane est de convoquer les poncifs pour aussitôt les éclater, de ne jamais ressembler aux a priori qu’il déclenche, de toujours apparaître ici quand on l’attend là. A l’image de son antihéros Frag (impressionnant Dominick Rongère), carcasse de gros dur qui cache une âme solitaire et meurtrie, voyou tendre sorti de l’univers de Genet, le film déjoue toutes les apparences et surtout la défroque simpliste et insupportable de « film rock ». L’Iguane séduit d’abord par ce qu’il n’est pas. Dans cette logique du retranchement, on pointera donc l’absence de dialogues naturalistes, l’absence de rap ou de parler banlieue, l’absence d’intrigue et de dérivation des codes du polar français, l’absence d’effets ramenards de la caméra… L’Iguane n’est pas un film à la mode, pas plus qu’il n’est récupérable par Reebok ou Benetton. Il se distingue d’abord par son ivresse de mots : une turgescence littéraire, une précision et une obsession lexicales (Frag épluche souvent les définitions du dictionnaire) qui font penser aux logorrhées d’un Koltès. Là où le film s’éloigne de Koltès pour se rapprocher de Duras, c’est que les mots ne passent pas la barrière des lèvres et restent dans les têtes à tournoyer sans fin. Dans L’Iguane, les dialogues sont rares et chiches (« Bonjour », « Une bière », « Combien ? »…), le verbe passe essentiellement par de longs monologues intérieurs, traçant un univers mental plus proche des manières durassiennes que de La Solitude des champs de coton. Mais du Duras à la langue chargée : le texte de Forgeau et Ferraud est impressionnant et inégal, zigzague entre une certaine élévation poétique et les ratiocinations les plus triviales. Quand on entend une phrase telle que « le néon blafard dégueulait sa lumière glauque », on croirait lire un Rock & Folk des années 70. Et quand Frag se met à délirer sur la saleté d’une cuvette de chiottes, c’est entre le grotesque, le dérisoire et une certaine poésie du caniveau. Mais quand il décline tous les sens du mot « fraise », c’est un grand moment d’acrobatie sémantique et de leçon de choses ouvrière.
Pendant tout le film, on tourne ainsi en spirale au fil des mots et des ruminations mentales de Frag, du Dealer, du Drogué et de la Femme, et on se retrouve comme eux, pris dans une espèce de manège obsessionnel sans issue, embourbés dans une impasse où ne subsistent plus que des pulsions mortifères, laissés à quai par des trains qui passent devant notre nez et que l’on a loupés. Paysage mental matérialisé par de beaux plans fixes et des lieux emblématiques : cafés gris, campagne désertique, squatt bétonné, pièces mornes, bord de mer de morte saison… Un peu comme The Addiction, mais avec des moyens différents, L’Iguane prend acte d’une fin de siècle qui s’enfonce lentement mais sûrement dans l’abîme, de la déchéance finale d’une civilisation qui ne fonctionne plus et laisse de plus en plus de cadavres sur les bas-côtés. D’une certaine manière, c’est encore un film sur la fracture sociale, mais qui a pris le risque de choisir une piste poétique casse-gueule plutôt que l’habituel filon sociologico-réaliste. Malgré ses défauts, ses évidentes limites, L’Iguane réussit à construire un territoire physique et mental cohérent, à imposer un langage et un univers personnels. Finalement, peu de films peuvent en faire autant.
{"type":"Banniere-Basse"}