Dostoïevski en version légère et cristalline, par un cinéaste discret mais précieux.
Inlassable artisan, Pierre Léon fabrique depuis vingt ans une œuvre aussi discrète que stimulante, produite avec les moyens du bord (entre amis et en vidéo, le plus souvent), diffusée dans une relative confidentialité, à laquelle il tentait récemment de remédier par la mise à disposition de certains films sur Dailymotion (notamment les très beaux Dieux Mozart et Octobre). Il faut dire que le cinéaste, d’origine russe (et critique dans la revue Trafic), a le goût du secret. Un goût qu’il cultive dans des films à la théâtralité assumée, respectant peu ou prou les unités de temps et de lieu (réunions secrètes, fêtes, huis clos dans un compartiment de train…), et dont la complexité apparente des intrigues n’a d’égale que la limpidité cristalline du geste.
Tout en étant portés par une certaine mélancolie, les films de Pierre Léon donnent l’impression de filer à toute allure, de ne jamais s’appesantir, préférant à l’insoutenable lourdeur de l’être l’inépuisable allégresse du verbe – une allégresse qui n’empêche pas la cruauté. L’Idiot, son nouveau long métrage, ne fait pas exception. Conscient de la difficulté à transposer Dostoïevski à l’écran, Pierre Léon effectue un remarquable travail d’adaptation, soutenu par quelques partis pris forts de mise en scène. Il choisit tout d’abord de ne restituer qu’un court épisode du foisonnant roman : le passage, à la fin de la première partie, où Nastassia Philippovna (Jeanne Balibar, délicieusement impertinente et ambiguë), femme vénéneuse dont tous les hommes s’éprennent, va chercher lors de sa soirée d’anniversaire à humilier ceux qui l’ont bafouée. Seule, peut-être, la bonté intangible du prince Mychkine, joué par Laurent Lacotte (merveilleux acteur au visage virginal, apprécié entre autres chez Serge Bozon ou Sandrine Rinaldi), réussira à mettre un terme à ce jeu de massacre dans la haute société de Saint-Pétersbourg…
Pivot du récit, Nastassia est dépeinte dans son absolue modernité féministe, libre jusqu’au bout des ongles, libre même au point de commettre la pire erreur simplement pour ne rien devoir à personne. Il y a du Gertrud dans ce personnage, impression renforcée par des choix formels rappelant l’esthétique de Dreyer : le décor est une épure, les vêtements sont plutôt intemporels et le noir et blanc du chef opérateur Thomas Flavel, tout en nuances de gris, atténue l’emphase et souligne la douceur des visages, qui contraste avec le texte cinglant (et respecté à la lettre) du grand romancier russe.
Outre ce travail d’abstraction formel, Léon restitue la force du scandale orchestré par Nastassia par un découpage très précis, une symphonie de visages le plus souvent isolés dans le cadre – les comédiens n’étaient, de fait, pas tous présents en même temps sur le plateau. Cette clarté, voire cette légèreté, fait résonner durablement la rage de Dostoïevski, bien après la vision du film encore, tel le grincement du la sur le cristal.