Nuage flottant. Après Cure et Charisma, License to live vient confirmer le génie singulier de Kiyoshi Kurosawa. Ce film murmure le mélodrame au lieu de le proclamer, exigeant du spectateur qu’il assemble les morceaux d’une vie en kit. Troisième film de Kiyoshi Kurosawa à être distribué en France, après Cure et Charisma, License to live […]
Nuage flottant. Après Cure et Charisma, License to live vient confirmer le génie singulier de Kiyoshi Kurosawa. Ce film murmure le mélodrame au lieu de le proclamer, exigeant du spectateur qu’il assemble les morceaux d’une vie en kit.
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Troisième film de Kiyoshi Kurosawa à être distribué en France, après Cure et Charisma, License to live est aussi déconcertant que les précédents. Ce n’est pas comme ça que le « jeune Kurosawa » fera des entrées, pas comme ça non plus qu’il plaira aux adorateurs du si exotique et vachement cyber-punk Shinya Tsukamoto (Bullet ballet). Au lieu de compiler les effets dans une débauche clipeuse, trash et choc, Kurosawa ne force jamais le regard. Face à License to live, film encore plus murmuré que Cure et Charisma, le spectateur peut très bien penser à tout autre chose, laisser plutôt que prendre, et s’absorber dans une lointaine rêverie que le film aura l’extrême délicatesse de ne pas songer à interrompre. Loin du vacarme des intentions, loin du cortège pompeux et bien balisé du retour du cinéma-image sur son versant auteuriste, License to live ressemble à ces gens qui parlent tout bas pour qu’on leur prête l’oreille, qui parviennent à vous captiver autrement que par des hurlements, et prennent tranquillement le risque de passer inaperçus.
Kurosawa déjoue l’avidité du spectateur, l’affame de sens, mais sans lui promettre qu’il sortira repu de la projection, jouant sur le creux à l’estomac plus que sur la satisfaction attendue. Il fait partie de ces cinéastes, de plus en plus rares, de plus en plus seuls, qui refusent de faire notre boulot à notre place, qui exigent de nous une attention qui peut être flottante mais jamais désinvolte, qui appellent le retour de service et l’échange de fond de court quand presque tous les autres ne visent que l’ace pleine ligne, vite fait bien fait. License to live construit ses points mais se fout un peu de les remporter tous, la qualité du jeu important plus que le résultat. Au lieu d’être rempli de lui-même, d’exhiber sa puissance de séduction en même temps que son souci d’efficacité toni-truand, le film ne présente que sa propre incertitude, exactement comme son héros ne cesse de douter du retour à la vie qui lui est offert après dix ans de coma.
L’intrigue est pourtant digne d’un mélodrame américain contemporain, apte à faire saliver d’émotion facile le moindre Barry Levinson venu, ou un Robert Zemeckis pressé de tirer les grosses ficelles dramaturgiques de ce miracle inattendu. Mais le dénommé Yoshii Yutaka n’est ni Rain Man ni Forrest Gump. Dans un hôpital où les urgences agitent très banalement les couloirs, il se réveille d’un sommeil long comme une jeunesse volée. Et commence par tomber de son lit sous le regard d’une infirmière qui n’en revient pas. Plus dure est la chute. Mais Yoshii n’est quand même pas très sûr de ce qui lui arrive, de ce qui lui est arrivé, de ce qui pourrait lui arriver, maintenant qu’il s’est réveillé, qu’il commence « une nouvelle vie ». Quand il s’est fait renverser par une voiture, il avait 14 ans, des parents, une soeur, des copains, une maison. Que s’est-il passé ? Le monde n’est pas comme il s’en souvient : l’URSS n’existe plus, Mike Tyson est devenu champion du monde des poids lourds. L’automobiliste responsable de l’accident lui donne de l’argent, et lui reproche de l’avoir fait culpabiliser : « Tu n’es pas le seul à avoir perdu dix ans. » Très vite, car Kurosawa n’est pas du genre à insister, un raccord lui suffit, Yoshii se met à gambader, il est prêt à rentrer chez lui. Un ami de son père l’y ramène à grands coups de pied au cul.
Dans cette introduction, Kiyoshi Kurosawa s’est surtout soucié d’éviter tout ce qu’il déteste : le pathos, l’attendu, la psychologie du revenant, le sensualisme lié à la redécouverte du goût de la vie, le côté « un adolescent se retrouve soudain dans un corps d’adulte ».
Chez lui, le personnage n’est saisi que dans sa mise en rapport, aux autres, au monde, et se passe fort bien des signes extérieurs d’intériorité et du sur-jeu « romanesque » qui les accompagne trop souvent. Comme ses successeurs de Vaine illusion (le tout dernier film du prolifique Kurosawa, qui sortira bientôt), Yoshii a tendance à flotter. Mais lui ne cède pas à la tentation de se dissoudre, de se fondre littéralement dans le décor, de se transformer en passe-muraille, puisque c’est déjà fait, puisqu’il a déjà subi cette expérience du néant, pendant dix ans. Il lui faut saisir le monde, l’éprouver avec son corps, pour tenter de se persuader de sa propre résurrection. Pour reprendre ce qu’écrivait Serge Daney à propos de Nuages flottants de Naruse, « Le monde parfois nous manque. (…) C’est le monde qui se dérobe, c’est sa teneur en « réel » qui baisse subrepticement. Les individus, eux, endurent. Ce sont eux les nuages et ils ne crèvent pas comme ça. »
Dans License to live, le nuage Yoshii flotte au-dessus d’un lieu des plus étranges, entre routes et zones, une baraque où on élève les carpes en bassin pour des pêcheurs à la ligne d’un genre un peu particulier. Au milieu du terre-plein devant la maison trône un amas de détritus. Yoshii ne peut se reconnaître dans ce décor sordide. Alors, comme un héros de western classique spolié par de vils spéculateurs sans foi ni loi, il entreprend de restaurer le lieu de sa jeunesse, et entend rebâtir à l’identique le ranch-hôtel dont il se souvient, poneys et milk-bar compris. Afin de combler autant que faire se peut l’irréductible décalage entre lui et le monde, afin de s’arrimer quelque part pour repartir du bon pied.
Mais le raccord est impossible, car les éléments sont trop difficiles à faire tenir ensemble. Avec beaucoup d’humour, un humour d’une cruauté plus suggérée qu’assenée, Kurosawa montre comment Yoshii tangue entre inertie hébétée (trop de choses à assimiler, le temps manque, le découragement menace) et volontarisme naïf (tant de choses à faire, le temps presse, créant ainsi sa propre énergie du désespoir). Clivé entre tentation contemplative, puisqu’il faut commencer par regarder le monde pour l’apprivoiser et le rendre supportable, et frénésie de reconquête, puisqu’il faut bien essayer de changer le monde pour le rendre habitable, le film procède par glissements saccadés pour dessiner l’univers en kit de son héros. Tout est donné, rien n’est passé sous silence, du retour du père à la visite au bordel, en passant par le dangereux apprentissage de la conduite automobile, mais Kurosawa nous laisse le soin de combler les interstices, et d’organiser à notre guise le réseau de hautes tensions affectives qui sous-tend l’ensemble.
Adepte du gag minimal comme révélateur d’une mise en rapport si périlleuse qu’elle ne peut que faire des étincelles, surtout quand Yoshii se met en tête de réunir sa petite famille éparpillée aux quatre vents, il traite le chaos incertain dans lequel se débat son héros comme une avalanche d’aspirations contraires. Chacun de ces flux antagonistes survient à l’écran sans s’être annoncé, et peut en disparaître aussi soudainement qu’il y était apparu. Le génie singulier de Kurosawa consiste à adopter un rythme plutôt lent, qu’il perturbe d’apparitions et d’effacements qui viennent s’insinuer dans la mémoire troublée du spectateur. D’où sort ce personnage ? Par où est-il rentré dans le film et comment en est-il sorti ? Aurais-je loupé quelque chose ? Où en est-on, au juste ? Le film ose, le spectateur dispose, à lui de jouer, seul comme un grand.
La mise en scène ne cesse de brouiller les cartes et d’effacer ses propres traces au lieu de passer son temps à résumer l’action ou de pointer ce qui est essentiel et ce qui l’est moins. Tout se passe comme si Kurosawa se défiait d’abord de sa propre virtuosité et de sa propension, encore perceptible ici ou là, à édifier un système de représentation cohérent qui pourrait vite tourner au dispositif trop clos sur lui-même. Dès que le systématisme menace, il se dépêche de le casser, d’introduire un nouveau décalage qui fait appel d’air et permet ainsi à son film de rester constamment ouvert, en équilibre instable entre virtuosité systématiquement déglinguée et bordel savamment agencé. A l’image de son personnage principal, License to live ne fait que renaître de ses cendres, encore et encore, et s’autodétruit à mesure qu’il se déploie. Ce n’est certes pas très spectaculaire, ni très séduisant. Mais la séduction présuppose toujours l’imbécillité de sa victime, et un mot de trop suffit à la rendre odieuse. Alors que le cinéma est là, enfin affranchi de l’image et du roman, « saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication », comme le dit si bien Oliveira.
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