L’humour des Coen repose sur un art du décalage et de la dissonance. Une réplique de “Miller’s Crossing” résume assez bien leur esprit : “Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer.”
Le burlesque
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’essence du burlesque (et du comique) en général est bien sûr le sens du timing. Comment le gag surgit, dérègle une situation et lui imprime son propre rythme. Les Coen font eux dans un humour à froid bien à eux où le gag a l’air d’éclater brusquement, dix secondes avant ou après ce que le spectateur avait prévu. On n’est pas loin de la cocotte minute mal programmée tant les personnages ont l’air de se retenir avant d’éclater au mauvais moment. Dans Fargo, Jerry (William H. Macy), très bon enfant, s’empêtre face aux questions d’une Marge (Frances McDormand), roule des yeux et cède : c’est toute la dépense d’énergie de Macy face au barrage tranquille McDormand qui est drôle.
Plus morbide dans Intolérable cruauté, le tueur Wheezy Joe confondant en pleine bagarre et crise son spray anti-asthme et son pistolet quand il doit tirer sur Miles (George Clooney) : le gag est à double retardement, un coup de spray dérisoire sur George et une balle involontaire dans la bouche.
Dans Burn After Reading, Osbourne Cox (John Malkovich) administre un soudain coup de poing à Chad (Brad Pitt) lorsque celui-ci, en mode conspirateur, répète bêtement “les apparences sont trompeuses” – et tout chez Brad, look et phrasé de plouc, le contredit. La répétition d’un mot, d’une phrase dans la bouche d’un personnage est un outil fétiche des Coen, un peu TOC, surtout une musique dissonante et absurde : les “oh yah” de Fargo ou le “Diable, nous sommes faits” de Clooney dans O’Brother (on aime surtout celui entendu de loin, comme un murmure ou un écho, après trois successifs, lors du siège de la grange par la police).
Le cartoon
Le surrégime comique chez les Coen est la transition rêvée vers le cartoon, point commun avec Sam Raimi : ils aiment les tronches, les acteurs expressifs et élastiques. Pas les stars évidentes à la Jim Carrey mais les incongrus (Pitt, Clooney…). Au début de leur carrière, Arizona Junior fut un vrai Bip-Bip et le Coyote en live (imagerie du désert oblige), où l’on trucide un lapin à la grenade, où un John Goodman gueulard freine in extremis devant un bébé au milieu de la route, où Nicolas Cage est poursuivi sans relâche par des flics et des chiens dans une course nocturne désespérée. Cage, même après avoir été à terre, se relève pour continuer…
Au fil des films, les Coen soustraient à cette énergie de cartoon l’évidence du gag pour lui rajouter quelque chose de plus malaisant, inconfortable (ou sadique selon leurs détracteurs qui leur reprochent de malmener leurs personnages pour rien). Tim Robbins, testant son Hula Hoop sous le feu des questions du conseil d’administration du Grand Saut, est entre le gag et Sisyphe (“comment sait-on quand cela finit ?”). Le kidnapping de l’épouse de Jerry dans Fargo finit comme du pathétique Tom… et Jerry lorsque, poursuivie, elle s’empêtre dans le rideau de douche pour tomber dans l’escalier. Dans No Country for Old Men, Chigurh (Javier Bardem) a de Vile Coyote l’obstination et l’immortalité tout en étant une force du mal (ou de la nature) impossible à arrêter.
Le langage
Les Coen sont très attachés aux dialogues, et leurs films enfilent les perles, de la phrase faussement innocente mais qui dit tout sur leur œuvre ou à vitesse grand V comme dans Le Grand Saut, hommage au débit mitraillette des screwball comedies d’antan (voir le chef du courrier donnant ses instructions à Tim Robbins poussant un chariot de lettres jusqu’à en perdre l’équilibre, sous son débit et le poids du courrier régulièrement agité). Qu’ils collent au phrasé rustique du Minnesota dans Fargo ou créent un complet décalage entre les dialogues fleuris et un environnement apparemment peu friand de grandes tirades (les mobile homes white trash d’Arizona Junior, le western de True Grit), les Coen aiment autant la musicalité que les ruptures comiques créées par leurs répliques. Dans Ladykillers, le parler professoral, affecté, de dandy du Sud de Dorr (Tom Hanks) se heurte à celui, guttural, de Pancake (J.K. Simmons) et celui très “in the hood” de MacSam (Wayans). Bien sûr, l’éloquence de Dorr provoque sa perte (il meurt de façon stupide, trop occupé à déclamer du Edgar Poe).
Empilés, les films des Coen forment une tour de Babel où les malentendus, l’incompréhension sont souvent au cœur de l’intrigue : toutes les conversations hébétées dans The Big Lebowski, George Clooney en avocat emberlificotant tout témoin dans Intolérable cruauté, le chantage foireux de Burn After Reading… tout tient dans une réplique de Marty, le mari cocu de Sang pour sang : “Nous n’avons pas l’air de communiquer.”
L’humour juif
Bien sûr, la vision absurde de l’existence chez les Coen a beaucoup à voir avec l’humour juif. Mais dans leur filmographie, les personnages sont surtout des goys, tandis que la judéité de Bernie dans Miller’s Crossing et de Barton Fink (tous deux incarnés par John Turturro) n’est jamais mise en avant. Il faudra attendre The Big Lebowski, son Walter (John Goodman) très attaché au shabbat, et bien sûr Larry Gopnik dans A Serious Man, qui incarne à sa façon tous les motifs que l’on vient de dérouler : sa malchance élevée en burlesque existentiel, son cours sur le chat de Schrödinger, animal de cartoon par excellence (est-il mort ?, vivant ?, les deux à la fois, comme Vile Coyote après mille explosions, chutes et accidents) et son dialogue de sourd avec Dieu.
Léo Soesanto
Notre hors-série « Le cinéma des frères Coen » est disponible en kiosque et ici:
{"type":"Banniere-Basse"}