Son adaptation d’un roman de Simenon est un peu disparate et confuse mais, comme cinéaste, Béla Tarr reste un grand ambianceur.
On connaît une partie des problèmes rencontrés par le tournage, dont le plus tragique fut le suicide du producteur Humbert Balsan, cheville ouvrière de la coproduction. Certes, Béla Tarr a coutume de travailler dans des conditions difficiles et de faire un atout de ses difficultés. Certains de ses films situés dans un village ou une petite ville hongroise ont en réalité été tournés dans plusieurs pays. En général, le caractère intemporel et générique de ses décors, et le noir et blanc contrasté auquel il est fidèle depuis Damnation, unifient les éléments hétéroclites qu’il s’approprie.
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Mais cette fois, il semble avoir présumé de ses forces en transposant en Corse un roman de Simenon se déroulant en Normandie, avec un casting tchéco-britannico-hongrois doublé soit en français soit en anglais, avec ou sans accents marqués. La voix du patron de café est par exemple celle de Michael Lonsdale. Cela produit un curieux effet. On nage donc dans l’à-peu-près. Cela se déroule-t-il dans les années 1930, 40, 50, 60 ou 70 ? Ce décalage et cette incertitude pourraient avoir un certain charme, mais ici ils accentuent la distanciation, voire aseptisent ce mélodrame portuaire dénué d’ancrage. Les personnages sont des entités solitaires sans vrai rapport entre elles ; voir l’irréalité des scènes de ménage du héros avec sa femme, jouée par Tilda Swinton, et sa fille.
D’un autre côté, le filmage est tellement splendide, plastiquement parlant, l’atmosphère tellement prenante qu’on ne peut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Ainsi la mémorable scène d’ouverture, où le récit est pratiquement exposé en un seul plan-séquence lors duquel le héros, Maloin, assistera du haut de sa vigie, mirador où il officie aux aiguillages, à l’arrivée de voyageurs descendant du bateau (de Londres) pour monter dans un train, puis au manège de deux de ces passagers, qui se conclut par un meurtre. Génial travelling pendulaire balayant la scène en jouant une partie de cache-cache avec les montants de la baie vitrée faisant office de volets verticaux, décomposant la scène en en dévoilant à chaque instant une nouvelle facette.
Ceci, conjugué avec les divers jeux de lumières qui électrisent le tableau, produit l’indéniable effet de signature sans lequel Béla Tarr ne serait pas le visionnaire qu’on aime. Pourtant, il manque les moments de grâce où le récit suspend son vol, et nous notre souffle ; épiphanies surréelles dont les films du Hongrois sont émaillés (du moins dans Damnation, Sátántangó et Les Harmonies Werckmeister). Rien de tel ici, pas même dans la scène d’ouverture précitée qui reste factuelle et illustrative. La faute au roman de Simenon ? Sans doute pas, car l’adaptation a tendance à l’opacifier. A quoi rime la fin, succession d’événements exacerbés mais peu compréhensibles ? La musique du cinéaste hongrois est bien là, mais dénuée de ses envolées lyriques. Un Béla Tarr élémentaire.
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