A partir de sa fascination pour Internet et des terribles événements d’Okinawa, Chris Marker médite sur l’Histoire, les images et l’intime. A la fois raté et bouleversant. Comme souvent avec Chris Marker, on se retrouve plongés dans une zone incertaine où nos repères habituels de spectateurs se troublent. Qu’est-ce donc que Level 5 ? Un […]
A partir de sa fascination pour Internet et des terribles événements d’Okinawa, Chris Marker médite sur l’Histoire, les images et l’intime. A la fois raté et bouleversant.
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Comme souvent avec Chris Marker, on se retrouve plongés dans une zone incertaine où nos repères habituels de spectateurs se troublent. Qu’est-ce donc que Level 5 ? Un documentaire historique, un essai sur les nouvelles technologies, un journal intime, une peinture cybernétique, un film de guerre ? Sans doute tout cela à la fois.
Dans un bureau sombre et exigu, une femme pianote sur un ordinateur. Elle s’appelle Laura, comme l’héroïne fantomatique d’un célèbre double classique américain (un film et une chanson) ; elle essaie de reconstituer informatiquement la bataille d’Okinawa, boucherie vaguement occultée qui aurait servi de prélude à Hiroshima ; régulièrement, elle lève les yeux de son écran pour regarder la caméra bien en face et s’adresser à un ex-amant nettement hors champ (du cadre mais aussi du présent du film), faisant le bilan mélancolique d’une histoire d’amour morte. Venant d’un au-delà filmique et temporel, le compagnon fantôme (Chris Marker ou son double virtuel) lui répond en voix off, l’aidant notamment à décrypter les événements d’Okinawa et à en faire resurgir la vérité.
Un peu à la façon du Hiroshima, mon amour de Resnais, Level 5 déroule les trois fils entremêlés d’une pelote : transmission de l’Histoire, réflexion sur l’image et la matière filmique, dialogue intime. Pour Marker, ces trois pistes sont indissociables et agissent les unes sur les autres de façon permanente. Il est réconfortant de voir un homme qui a connu tous les combats (et toutes les défaites) de l’après-guerre ne pas sombrer dans le blues des images. Au contraire, on ressent ici toute l’énergie et le plaisir de Marker à découvrir les nouvelles technologies pour tenter d’en faire un usage intelligent. Les ordinateurs sont autant prétexte à un patchwork d’images abstraites que nouvel outil de recherche historique ou dernier moyen de communication au sein d’un couple leur interface ultime. Pourtant, la partie amoureuse de Level 5 ne fonctionne pas très bien, peut-être parce qu’il y manque l’incarnation, la sensualité. On se souvient que le film de Resnais commençait par des gros plans de corps en pleine fusion charnelle. Ici, l’histoire d’amour ne passe que par la pensée, les mots et les logiciels ; ce processus littéraire et cybernétique est peut-être trop froid, trop sèchement théorique (et insistant) pour qu’on se sente pleinement concernés, à tel point que cette piste finit par être ressentie comme un agaçant élément de trop, même si l’on conçoit que Marker associe dans un même mouvement proustien les cendres d’un amour et celles d’une guerre. La guerre (des hommes et des images) fournit justement la matière la plus passionnante de Level 5. Marker nous informe d’un épisode peu connu de la Seconde Guerre mondiale : plutôt que de tomber aux mains des Américains (présentés par la propagande japonaise comme des monstres sanguinaires), les habitants d’Okinawa se sont suicidés méthodiquement. Le contraste entre l’image paradisiaque d’Okinawa (petite île verte entourée d’une mer azur) et le témoignage d’un survivant qui explique qu’on égorgeait sa mère ou ses enfants par amour rend cet épisode atroce encore plus terrible et cruel. Finalement, les Américains lanceront l’assaut et raseront l’île. Marker montre ensuite comment les vainqueurs (cinquante ans avant la guerre du Golfe) ont trafiqué ou mis en scène les images pour transmettre au monde entier leur version (édulcorée ou erronée) des événements. La démonstration est rigoureuse et implacable, mais elle revêt aussi une dimension poétique, élégiaque la voix et le commentaire de Marker imprimant leur poids de rage rentrée, de tristesse résignée.
A l’heure où l’on entre dans l’ère désincarnée mais bouillonnante de possibles de la cybernétique, Chris Marker semble nous dire qu’il ne faut pas craindre de foncer vers ce futur, à condition de se munir d’une conscience et d’une mémoire, composantes essentielles de notre humanité dans le nouveau monde du virtuel. Alors, on voudra bien oublier les impasses (et lourdeurs) de Level 5 pour n’en retenir que les plus stimulantes leçons : celles d’un artiste solitaire et engagé qui, en interrogeant obstinément le passé et le futur, questionne sans arrêt son présent intime, celui de son art et du monde qui l’englobe.
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