L’ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEUDE PIER PAOLO PASOLINI (REPRISE, 1964)avec Enrique Irazoqui, Margherita Caruso, Susanna Pasolini, Marcello MoranteLa vie de Jésus au cinéma n’aurait engendré qu’une série de croûtes, versant kitsch hollywoodien ou versant catéchisme illustré, si Pier Paolo Pasolini n’avait signé en 1964 un chef-d’œuvre, incarné et poétique, politique sans être sacrilège, qui eut l’audace […]
L’ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU
DE PIER PAOLO PASOLINI (REPRISE, 1964)
avec Enrique Irazoqui, Margherita Caruso, Susanna Pasolini, Marcello Morante
La vie de Jésus au cinéma n’aurait engendré qu’une série de croûtes, versant kitsch hollywoodien ou versant catéchisme illustré, si Pier Paolo Pasolini n’avait signé en 1964 un chef-d’œuvre, incarné et poétique, politique sans être sacrilège, qui eut l’audace de plaire à presque tout le monde : aux croyants comme aux athées, aux marxistes, aux freudiens… PPP, porté tout au long de sa vie par Marx, Freud et le Christ, allait lui aussi mourir martyrisé onze ans plus tard pour avoir dit la vérité dans une société italienne qui n’en demandait pas tant.
Succédant à Accattone, Mamma Roma et à une poignée de courts métrages et documentaires, L’Evangile selon saint Matthieu marque une étape décisive dans la filmographie de Pasolini. Cette adaptation de l’un des textes fondateurs du christianisme entérine la rupture avec le néoréalisme que l’on peut pressentir dans les deux premiers films et ose aborder de front la question du sacré, qui hante le cinéaste-poète dès Accattone.
Pour Pasolini, L’Evangile selon saint Matthieu devient le film-manifeste de ce cinéma de poésie qu’il a déjà approché dans ses premiers essais. Il évoque à son propos un « magma stylistique » : en effet, y sont systématisés des procédés techniques qui dérogent à la fois aux canons du cinéma classique que Pasolini ignore et aux préceptes esthéti-ques du cinéma moderne né du néoréalisme rossellinien, que Pasolini entend transgresser.
Ainsi, Pasolini utilise le zoom, le grand angulaire, morcelle les visages en très gros plans, filme de nombreuses scènes caméra à l’épaule à la manière d’un reportage, tourne en Terre sainte mais aussi dans le sud de l’Italie, puise dans sa discothèque des extraits de Bach, Mozart, Webern, Prokofiev mêlés à des « spirituals » et à la Missa Luba congolaise. Il rompt avec les principes du son direct et de l’enregistrement brut du réel chers à Renoir et Rossellini, en dissociant systématiquement l’image du son, le visage de la voix, en employant des acteurs non professionnels qu’il fait ensuite doubler par des comédiens. De tels principes étaient présents dans Accattone et Mamma Roma, mais ils sont ici poussés à leur paroxysme.
Pasolini est à la fois l’héritier du néoréalisme, le témoin-acteur d’un moment charnière de l’histoire du cinéma (les « nouvelles vagues » européennes) et un grand iconoclaste. Comme d’autres écrivains devenus comme lui des cinéastes importants (Pagnol, Cocteau, Guitry, Duras), sa marginalité artistique et ses origines littéraires lui procurent une extraordinaire liberté d’invention et une aptitude naturelle à briser les règles de la mise en scène pour en créer de nouvelles, limitées à son usage personnel.
Car si L’Evangile selon saint Matthieu fait figure de manifeste esthétique, cela n’impli-que en aucun cas que Pasolini érige en dogmes des principes qu’il s’empressera de remettre en cause ou d’éradiquer dans ses films suivants, conscient du caractère éphémère et pervers du concept de cinéma de poésie opposé à la prose des productions plus conventionnelles. C’est paradoxalement en filmant la vie du Christ que Pasolini opte pour la forme cinématographique la plus impure. Il n’est certes pas question de blasphème de la part du cinéaste, qui respecte scrupu-leusement les Ecritures, mais d’un refus de l’enluminure pieuse et d’une recherche de la vérité et de la vie dans l’art.
Le film s’inscrit dans une continuité davantage picturale que cinématographique. La frontalité du cadre, les personnages placés au centre du plan, figures de style fréquentes chez Pasolini, viennent de certains primitifs italiens, Masaccio ou Giotto, que le cinéaste admirait, et la beauté des « modèles » choisis évoque les icônes byzantines. Certaines scènes d’Accattone et Mamma Roma atteignaient déjà une dimension religieuse dans le cheminement christique de leurs personnages, qui revivaient la passion du Christ dans les bidonvilles de la banlieue romaine, avec ce mélange d’art sacré (peinture, musique) et de trivialité profane. Mais dans L’Evangile selon saint Matthieu, Pasolini brise cette tentation picturale permanente par un noir et blanc aux contrastes violents et une image très mobile.
Reste la notion de sacré. Pourquoi Pasolini, intellectuel et artiste communiste, a-t-il souhaité illustrer les Evangiles ? Bien qu’athée, Pasolini considère la foi comme « le prolongement de la poésie ». Il accède à une forme de mysticisme dans la contemplation des hommes et du monde. Son cinéma du sacré diffère de la spiritualité de Rossellini ou des fictions chrétiennes du Fellini première période (La Strada, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria). Pasolini entretient une véritable véné-ration pour une forme primitive de religion, qu’il tentera de retrouver dans un cinéma lui-même archaïque en mettant en scène des allé-gories situées dans un passé préhistorique, médiéval ou fantastique. Pasolini choisit de filmer l’Evangile de Matthieu, le plus révolutionnaire des évangélistes selon le cinéaste, « parce qu’il est le plus « réaliste », le plus proche de la réalité terrienne du monde où le Christ apparaît ».
Le marxisme et le mysticisme de Pasolini se rejoignent dans cette nostalgie du catholicisme comme croyance populaire, avec le souvenir d’enfance de la foi fervente de sa mère, d’origine paysanne, opposée à la religiosité hypocrite et bourgeoise de son père. Le ciné-aste ira jusqu’à confier le rôle de la mère du Christ à sa propre mère. L’Evangile selon saint Matthieu occupe une place cruciale dans la vie et l’œuvre de Pasolini, parce que le film revêt une signification à la fois esthétique, politique et biographique. Pasolini y concilie le chaos et l’harmonie, la pureté et l’impureté, le sacré et le profane. Mais il parvient également à faire coïncider une vision universelle des Evangiles avec son identification intime au Christ.
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