Pour sa sixième édition, L’Etrange Festival transforme la Vidéothèque de Paris en une oasis où il fera bon se désaltérer les yeux, loin de la soupe habituelle de l’été. Sang et tripes y coulent à flot, et la famille est dans ses petits souliers. Plus de 70 films courts et longs, venus d’horizons divers mais […]
Pour sa sixième édition, L’Etrange Festival transforme la Vidéothèque de Paris en une oasis où il fera bon se désaltérer les yeux, loin de la soupe habituelle de l’été. Sang et tripes y coulent à flot, et la famille est dans ses petits souliers.
Plus de 70 films courts et longs, venus d’horizons divers mais répondant tous aux critères de cette manifestation vouée à l’insolite, l’onirisme, l’exotisme et la provocation… L’Etrange Festival parvient chaque été à rallier les cinéphiles, les pervers et les curieux à la même enseigne : le plaisir de la surprise. Il n’y aurait plus aucun grand cinéaste du passé à révéler. C’est possible. Mais la réévaluation de cinéastes ou de cinématographies méprisés par le goût commun et tombés aux oubliettes des histoires officielles n’est pas tâche négligeable. La programmation se compose ainsi de films rares et inédits de toutes les époques, parmi lesquels de nombreuses et précieuses avant-premières (en 1997, l’excellent Wasted!, récemment diffusé sur Arte, aujourd’hui le monstrueux Charlie’s family). Mais L’Etrange Festival existe avant tout pour malmener une conception rigide du cinéma, en bouleversant les hiérarchies par la surestimation d’oeuvres mineures, l’attachement aux « mauvais genres » comme le fantastique ou l’érotisme, et une passion très adolescente pour les manifestations artistiques extrémistes (le body art, la culture trash).
Au menu cette année : « Les Cannibales », « Familles, je vous hais », « Freaks » (je vous aime), des nuits thématiques (« Manille by night », « Prisons de femmes », « Q » lire cul et « Trash »), plus l’exhumation des films de deux réalisateurs emblématiques du cinéma parallèle : Peter Watkins et Koji Wakamatsu. A la suite de la ressortie il y a quelques mois du perturbant Punishment Park, on pourra (re)découvrir à la Vidéothèque les autres faux documentaires paranoïaques de Watkins La Bombe (1966) sur la destruction du Kent par une explosion atomique, Les Gladiateurs (1969) sur de modernes jeux du stade, Privilège (1967) sur la fabrication médiatique d’une rock-star , dans lesquels le cinéaste crée de toutes pièces des incidents politiques, militaires ou sociaux alarmistes et les donne pour vrais, parvenant même à semer le doute chez les moins avertis des spectateurs, grâce à une mise en scène qui introduit des effets de simulation du réel très convaincants.
Après les yakuzas de Seijun Suzuki et les samouraïs de Hideo Gosha, voici les obsédés sexuels de Koji Wakamatsu, cinéaste incorrect et hargneux (il fut d’abord yakuza), ami d’Oshima, qui oeuvra toute sa carrière au sein de la production commerciale érotique les « pink eigas » avec une prolificité étonnante (parfois dix films par an, pour une filmographie dépassant les quatre-vingts titres). Les films de Wakamatsu se situent à la croisée de la série B sadomaso et du cinéma moderne japonais. Wakamatsu se rapproche, en beaucoup plus formaliste et talentueux, de l’Italien Tinto Brass ou du Français José Bénazéraf (avec lequel il partage le goût du noir et blanc contrasté, des musiques dissonantes et de la dissertation politique), qui eux aussi intégrèrent les ruptures narratives et formelles de la modernité à leurs films de cul. Plastiquement superbes, empruntant les nombreux procédés en vogue à l’époque (mélange du noir et blanc et de la couleur, arrêts sur image, faux raccords, free-jazz…) avec une volonté permanente d’agresser le spectateur, chargés d’une rage pure, les cinq films de cette rétrospective viennent nous rappeler que le jeune cinéma japonais des années 60 fut le plus radical du monde : Les Anges violés (1967), L’Extase des anges (1970) des gauchistes baisent frénétiquement pendant les réunions politiques avant de faire exploser des bombes dans Tokyo , Quand l’embryon part braconner (1966) un hallucinant huis clos dans lequel un homme séquestre sa maîtresse et la soumet à de longues séances de bondage sauvage sur fond de musique classique , Sex-Jack (1973), Vierge violée cherche étudiant révolté (1969), aussi génial qu’inconnu.
Le cannibalisme, quoique plus transversal et anecdotique, a subi au cinéma une évolution comparable à la représentation de l’acte sexuel. D’abord métaphorique et hors-champ (la fameuse séquence finale de Soudain l’été dernier de Mankiewicz), le cannibalisme s’est ensuite chargé d’une valeur allégorique et politique dans les nouvelles vagues des années 60 (Week-end de Godard, Porcherie de Pasolini) pour ensuite être récupéré par le cinéma gore, stricte équivalence de la pornographie dans son désir d’expliciter des images interdites. Histoires de cannibales (We are going to eat you, 1980), du surdoué de Hong-Kong Tsui Hark, est une comédie macabre qui s’inscrit dans la tradition du cinéma kung-fu, à laquelle Hark a insufflé son goût de l’excès et de l’humour noir, plus une bonne rasade d’hémoglobine. Il existait en Italie à la fin des années 70 un filon cannibale bien connu des amateurs de cinéma bis, dont les principaux coupables furent Ruggero Deodato (Le Dernier monde cannibale, Cannibal holocaust) et Umberto Lenzi. Avec beaucoup de courage, L’Etrange Festival présente le Cannibal Ferox (1981) du second. Les films de cannibales prolongèrent la mode des faux documentaires crapuleux en vogue dans les années 60 (Mondo cane et ses innombrables séquelles) et l’engouement des cinéastes fantastiques italiens pour la violence hyperréaliste et vomitive. Cannibal Ferox, qui n’est d’ailleurs qu’une récupération très opportuniste du succès commercial de Cannibal holocaust, utilise comme prétexte une vague intrigue policière (des trafiquants de drogue se cachent en Amazonie) et un argument anthropologique encore plus fallacieux (des étudiants décident d’entreprendre une thèse sur les tribus cannibales) pour assener aux spectateurs voyeurs les images les plus répugnantes qui soient (indigènes bouffant en gros plan des trucs dégueulasses, scènes de cannibalisme saisies « sur le vif », femme pendue par les seins à des crochets, castration et trépanation sans anesthésie), qui assurèrent au film de Lenzi une sérieuse réputation dans le cercle (vicieux) des amateurs d’insanités pelliculaires. Affligeant par bien des aspects (interprétation, dialogues, mise en scène), moralement répréhensible (si tout est bidon dans ce pseudo reportage, les massacres d’animaux, complaisamment filmés, sont bien réels !), Cannibal Ferox devient, à force de nullité, un film hilarant et un must pour les amateurs de nanars et d’humour douteux. On pourrait dire la même chose d’Anthropophagous (1981) de Joe d’Amato. C’est également un des (petits) sommets du gore italien, à une époque déjà lointaine où quelques séries Z attiraient l’attention grâce à des scènes racoleuses et écoeurantes. Des touristes perdus sur une petite île grecque sont la proie d’un ogre vérolé. Ce dernier, mortellement blessé à la fin du film, ne trouve rien d’autre à faire que de dévorer ses propres viscères. Joe d’Amato, après avoir filmé beaucoup de tripaille, s’est depuis reconverti dans les films X à gros budget avec Rocco Siffredi. Quand on disait que le gore et la pornographie finissaient par se rejoindre…
Mais dans le cadre de cette programmation cannibalesque, il faudra surtout retenir la présentation d’un film inédit qui risque de le rester longtemps : Charlie’s family de Jim Van Bebber, cinéaste américain farouchement indépendant qui réalise une sorte de biopic cauchemardé sur Charles Manson, fausse réincarnation du Christ, chanteur raté, organisateur d’orgies sataniques qui manipula une poignée d’illuminés, jusqu’à la série de meurtres atroces de 1969. Présenté lui aussi comme un faux documentaire dans lequel les anciens complices de Manson témoignent face à la caméra vingt-six ans plus tard , ce film choc, commencé en 1988 et qui connut de nombreux déboires, dénué de regard moralisateur, mais également de la terrible fascination qui continue d’entourer le plus célèbre des tueurs de masse, consacre un nouvel auteur underground. Dans la lignée de La Dernière maison sur la gauche (1972) de Wes Craven, Driller killer (1981) d’Abel Ferrara et du récent A Gun for Jennifer, Charlie’s family est une plongée particulièrement éprouvante dans le côté obscur de l’Amérique.
Enfin, dans la programmation « Freaks », on notera The Terror of tiny town (1938) de Sam Newfield (un stakhanoviste de la série B), western entièrement interprété par des nains dans des décors grandeur nature ! Ultime preuve qui vient confirmer l’intérêt paradoxal de L’Etrange Festival pour le réel et la proximité du documentaire et de la fiction.
Films ou documentaires, chacun illustre une certaine idée de la mise en scène du réel, égarant le spectateur dans les dédales plus ou moins pervers de la manipulation, de l’illusion ou de l’agression. On pourra au choix s’amuser à retrouver la vérité derrière les images tordues du cinéma d’exploitation, qui dépèce la réalité jusqu’au squelette, ou se perdre dans l’orgie représentative d’un cinéma pulsionnel et orgasmique.
Olivier Père
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