Longtemps tenu comme la licorne du cinéma mondial, artiste secret à l’œuvre quasi invisible, Victor Erice a vu son nom brusquement popularisé auprès d’un large public l’hiver dernier grace au très gros succès de l’exposition Erice-Kiarostami au Centre Pompidou. Plus de 100 000 visiteurs, c’est donc beaucoup plus que le nombre de spectateurs des trois […]
Longtemps tenu comme la licorne du cinéma mondial, artiste secret à l’œuvre quasi invisible, Victor Erice a vu son nom brusquement popularisé auprès d’un large public l’hiver dernier grace au très gros succès de l’exposition Erice-Kiarostami au Centre Pompidou. Plus de 100 000 visiteurs, c’est donc beaucoup plus que le nombre de spectateurs des trois longs métrages réunis du cinéaste lors de leur sortie en salle. Il y a quelque chose de troublant dans cette reconnaissance publique intervenant au moment où l’univers d’un auteur est arraché au dispositif qui l’a vu naître (celui de la salle). Comme si finalement le public susceptible de s’y intéresser préférait aujourd’hui le faire dans une forme nouvelle, scénographiée, “installée”, moins rigide que celle du cinéma.
La croyance en la puissance absolue du dispositif-cinéma, comme force directement branchée sur l’inconscient, c’est pourtant le sujet de L’Esprit de la ruche, le premier film de Victor Erice (1973), qui vient de ressortir en salle. Le film s’ouvre par l’arrivée d’un cinéma itinérant dans un village en 1940, dans l’Espagne des premières années du franquisme. Le film projeté est Frankenstein de James Whale. Dans la salle, une petite fille, Ana, est stupéfiée par ce qu’elle voit. Surtout la scène où une petite fille cueille des fleurs au bord de l’étang et se lie d’amitié avec la créature à la tête cabossée et recousue (Boris Karloff). Erice filme en champ/contrechamp la circulation de l’affect qui ébranle l’enfant, de l’écran à son visage interdit. Ces images de cinéma, la petite fille va les projeter ensuite partout dans ce monde, jusqu’à matérialiser dans le réel (via la rencontre d’un homme en fuite) le choc fantasmatique que lui a procuré le film. L’actrice qui joue Ana, c’est Ana Torrent, 7 ans à l’époque. Trois ans plus tard, le grand public allait découvrir en masse cette enfant stupéfiante dans le Cria Cuervos de Carlos Saura. Les yeux d’Ana Torrent sont immenses, lui mangent le visage, paraissent toujours écarquillés. Ce sont les yeux parfaits pour incarner le sujet d’Erice, la pulsion scopique, le rapport hypnotique noué par un certain état du cinéma. Ces yeux jamais assez grands pour voir, ce sont des yeux de cinéphile, qui ne luisent jamais autant que dans le noir profond d’une salle. Au milieu des années 90, un cinéaste a filmé à nouveau les yeux d’Ana Torrent. C’était Alejandro Amenabar dans son premier film, Tesis. Elle y incarnait (forcément) une étudiante en cinéma, préparant une thèse sur la violence des images. Mais quelque chose du dispositif cinématographique se détraquait. Ce n’est plus l’imaginaire du cinéma que ses yeux absorbaient pour le disséminer dans son monde, mais au contraire, la réalité qui forçait les portes du film par le biais du snuff-movie. A la fin, elle entrait dans le plan, ligotée, torturée, les yeux toujours sidérés, mais cette fois d’avoir été avalée par l’image.
Depuis, on n’a guère eu l’occasion de revoir ces yeux faits pour interroger le cinéma. Ana Torrent doit avoir aujourd’hui 40 ans. On aimerait bien que le cinéma la regarde à nouveau le regarder.
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