Pour commémorer la mort de Jean-Luc Godard, le 13 septembre 2022, nous vous proposons de relire cet édito sorti en octobre 2022.
Après 91 années de vie, dont plus de soixante à repenser
et à réinventer plastiquement son époque, Jean-Luc Godard décidait de son départ le 13 septembre dernier. Mais il n’a cessé de se tuer pour survivre. Son œuvre sera constamment témoin de ce questionnement : mourir pour devenir immortel ?
La punchline est devenue un hit instantané : “Quelle est votre plus grande ambition dans la vie ?”, demande l’apprentie journaliste Jean Seberg, un peu hésitante. Jean-Pierre Melville, au paroxysme de l’arrogance et du contentement de soi, répond, un sourire en coin : “Devenir immortel… Et puis mourir.”
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Le 13 septembre dernier, Jean-Luc Godard a donc accompli jusqu’au bout la belle ambition de Monsieur Parvulesco – le facétieux écrivain interviewé dans À bout de souffle. La première partie du programme, il s’en est acquitté très tôt. Dès À bout de souffle, dès le storytelling des jeunes Turcs des Cahiers passant de la critique à la pratique, pour faire déferler une vague, nouvelle, qui submerge le cinéma mondial et en refaçonne tous les contours. Immortel, gagné à la postérité, il l’était déjà à 35 ans. Au moment (1965) où Pierrot le fou télescope la sensibilité d’une génération qui projette dans le lyrisme effervescent godardien toutes ses aspirations de changement. Au moment (toujours 1965) où, à la question qu’il se pose à lui-même : “Qu’est-ce que l’art ?”, Louis Aragon répond sans nuance : “Aujourd’hui, c’est Jean-Luc Godard.”
Un cinéaste prolifique
1960-1967 : quinze longs métrages en sept ans ; au moins trois classés régulièrement parmi les plus beaux films du monde (À bout de souffle, Le Mépris, Pierrot le fou) ; redéfinition en un claquement de doigts désinvolte de ce qui est autorisé ou pas au cinéma (filmer en contre-jour, raccords dans l’axe, couper des images à l’intérieur d’un plan, etc.) ; extension du domaine du filmable (parler dans un lit pendant trente minutes, pisser dans un lavabo, cadrer un visage qui ne fait rien d’autre que d’écouter en entier une chanson dans un juke-box) ; et, surtout, une puissance sans équivalent d’ensemencement : à chaque film, des milliers de vocations déclenchées partout dans le monde (une parmi mille : “J’ai vu Pierrot le fou à 15 ans et j’en suis sortie en disant : ‘Moi aussi je veux faire des films’” – Chantal Akerman).
Dans ces sept premières années d’activité, Godard est si prolifique, déborde de tant d’idées, joint avec tant d’allant la culture classique (Homère, Rilke, Van Gogh) et la pop culture (colorisme pop art, chansons yéyés, corps de vingtenaires radieux·ses) que l’ascension paraît aussi grisante que facile. Facile de se glisser dans la vieille défroque de l’artiste génial pour en réactualiser le romantisme éternel. Grisant de rencontrer dans un même élan l’art et l’amour et d’en tirer un feu d’artifice d’images sublimes (la période Karina). Certes, les films ont clivé, déclenché des broncas auprès des vieilles barbes de la critique et rencontré l’incompréhension d’une partie du public de Bardot ou Belmondo. Et pourtant, quelque chose coule de source. Même l’opposition de principe des contempteurs et contemptrices de la modernité a quelque chose de grisant et facile. Cette aisance, cette griserie, cette ivresse d’être jeune, doué, amoureux et moderne, elle innerve de part en part les films de la première moitié des années 1960.
Le pouvoir du collectif
La tentation de l’immortalité, et aussitôt sa réfutation (comme dans l’extrait cité d’À bout de souffle), revient dans plusieurs endroits de l’œuvre. Dans Hélas pour moi (1993), Gérard Depardieu joue Dieu. Descendu sur terre, il interroge une jeune femme : “Devenir immortel ne vous intéresse vraiment pas ?” “À quoi ça sert ?”, s’entend-il dire. “On m’a dit que tous les humains en rêvaient”, ajoute Dieu. “Qu’est-ce que je vais devenir si je ne meurs pas ? La vie va s’arrêter…”, rétorque la jeune femme avec un sens très godardien de la formule.
Mourir pour ne pas arrêter la vie, c’est l’opération paradoxale que Godard a accomplie plusieurs fois. La première consista à tuer symboliquement le demi-Dieu génial inventé par les années 1960. C’est ce qu’il accomplit autour de 1968, saisi par la fièvre contestataire qui anime une génération de dix ans sa cadette. Il existe encore des esprits chagrins pour considérer que Godard meurt là une fois pour toutes (Michel Hazanavicius, en 2017, avec son navrant Le Redoutable). Se dégager de l’industrie du cinéma (acteurs et actrices célèbres, écriture de scénarios, tournages encadrés par une production lourde…) pour ne plus produire que des films militants au format variable, visibles dans des réseaux de distribution parallèles, peut apparaître à certain·es comme un suicide social. C’est aussi une libération. En s’engouffrant avec entièreté dans l’extrême gauche, Godard se libère du signifiant “Godard”, déjà trop lourd alors qu’il n’a pas 40 ans. Désormais, il ne signe plus les films de son nom mais collectivement (le groupe Dziga Vertov, de 1968 à 1972).
La mue se reproduit plusieurs fois. À chaque fois que l’air manque, Godard ouvre la fenêtre et saute. Recommence autrement et ailleurs. En s’installant par exemple à Grenoble en 1973, aux côtés de Jean-Pierre Beauviala, inventeur d’une nouvelle caméra ultralégère. De ces recherches sur les potentialités plastiques du filmage vidéo naîtront plusieurs œuvres, cosignées avec sa nouvelle compagne, Anne-Marie Miéville : Comment ça va, Six Fois deux… Puis une série télévisée documentaire, France, tour, détour, deux enfants, où Godard scrute la préadolescence de ceux et celles qui auront un peu plus de 30 ans à l’an 2000 en se livrant, libéré par la vidéo, à toutes sortes de variations plasticiennes sur la décomposition du mouvement et la vitesse de défilement.
Succède ensuite le recentrage (tout relatif) des années 1980 : retour à l’acteur et à l’actrice (Huppert, Dutronc, Delon, Depardieu, Baye…), au tournage classique, à des budgets normaux, pour une poignée de films percutant de plein fouet la sensibilité (individualiste et désenchantée) de leur temps – Sauve qui peut (la vie), Passion, Prénom Carmen… Et enfin, au moment des Histoire(s) du cinéma, l’élaboration d’un nouveau langage à partir des images déjà à disposition, réassemblées, remises au travail, dans des télescopages de pensée et des courts-circuits poétiques sidérants. Se détacher abruptement de ce qu’il avait construit, abattre de successives incarnations de lui-même pour préserver la part la plus vivante de l’œuvre, ce fut la stratégie, plus que féconde, de toute une vie.
Dernier plan
Si les morts symboliques de l’artiste furent des feux de joie, l’annonce de la mort biologique de l’homme est un très grand chagrin. On la redoutait, on s’y préparait. L’œuvre elle-même l’avait anticipée. Le Livre d’image (2018) se clôt sur une séquence du Plaisir de Max Ophüls. Dans cette adaptation de plusieurs nouvelles de Maupassant, le premier segment, “Le Masque”, met en scène un homme âgé qui dissimule son visage fripé sous un masque pour aller danser le cancan. Haut-de-forme, monocle, rose en tissu à la boutonnière, il gambade sur la piste, mais son entrain est entravé par une lourdeur de corps. Comme si quelque chose était grippé. Comme si cette jeunesse feinte était rattrapée par une fatigue immense. Il s’effondre sur la piste. Dans le film d’Ophüls, les gens s’attroupent autour de lui et constatent sa mort. Mais Godard interrompt l’extrait juste avant. Lorsque le corps du danseur glisse hors champ par le bas du cadre et que celui-ci ne comprend plus que le visage saisi de stupeur de sa partenaire de danse. Un arrêt sur image fige l’effroi sur son visage et le film brutalement s’interrompt. C’est le dernier plan de toute l’œuvre et ce qu’il figure, ce n’est pas seulement la mort prochaine de l’artiste, qui aura néanmoins dansé jusqu’au bout, mais aussi l’ahurissement dans lequel il nous abandonne. Dans ce dernier plan, comme dans un miroir qu’il nous tend, c’est nous-mêmes que nous voyons effaré·es à l’annonce de sa mort.
Quelques heures après avoir révélé la disparition de Jean-Luc Godard, le quotidien Libération nous apprenait que le cinéaste avait eu recours au suicide assisté. L’information apportait un surcroît d’émotion à l’événement. Au saisissement s’ajoutait l’admiration que suscitent la clarté de vue et le tranchant d’une telle résolution. “Il n’était pas malade, il était simplement épuisé, rapporte un proche à Libération. Il avait donc pris la décision d’en finir. C’était sa décision et c’était important pour lui que ça se sache.” Il était important pour lui que ça se sache. L’acte n’était pas seulement un choix personnel, mais aussi un statement, une parole. La veille en France, le gouvernement annonçait une large consultation citoyenne sur le droit de disposer de sa propre mort. Le timing est renversant. Et la perfection du timing a toujours été une de ses plus grandes forces. Pendant plus de soixante ans et jusqu’à son ultime décision, Jean-Luc Godard a toujours été au rendez-vous des interrogations les plus vives de son époque. Il n’a pas été seulement, à cheval sur deux siècles, l’un des plus grands artistes de cinéma de son temps. Il reste jusqu’au bout un des plus grands questionneurs du présent, grand pourvoyeur de gestes trouvant une implication immédiate et directe sur nos vies.
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