Le réalisateur de « Twelve Years a Slave » se déprend un peu de son goût pour l’emphase et le pathos, au profit d’un film de casse au féminin astucieux et stylé.
Quelques minutes suffisent à Steve McQueen pour poser le décor, le ton et les enjeux de son superbe quatrième long métrage, Les Veuves. Quelques minutes qui contiennent davantage de chaleur – fût-elle brûlante – que les trois cent quarante-et-une qui composaient jusqu’ici son œuvre (Hunger, Shame, Twelve Years a Slave). Une femme et un homme (Viola Davis et Liam Neeson) s’y réveillent côte à côte dans un lit, s’enlacent tendrement et se déclarent leur amour, tandis qu’en montage parallèle, le même homme, accompagné de ses acolytes, exécute un braquage avant de se faire violemment, pour le moins, cueillir par la police. On reconnaît là d’emblée la patte du cinéaste anglais, brillante, sèche, coupante comme du diamant, mais quelque chose indique qu’il est ailleurs, qu’il fait un pas de côté, qu’il ne s’agira pas, cette fois, d’observer les souffrances d’individus prisonniers de systèmes politiques et psychologiques, mais plutôt de les laisser maîtres de leur destin et de voir comment ils se débrouillent avec.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ce quelque chose, c’est tout d’abord Viola Davis. Depuis sa découverte dans La Couleur des sentiments, en 2011, elle n’a cessé de monter en puissance, d’impressionner même dans des mauvais films (comme Fences, qui lui valut toutefois un oscar), et elle obtient enfin ici ce qui lui manquait : un premier rôle dans un grand film. Elle est donc la veuve numéro un, celle qui, pour rembourser une dette de son défunt mari et maintenir son train de vie, va en convaincre deux autres de l’accompagner dans sa tentative, d’abord désespérée mais bientôt déterminée, de mettre la main sur un magot convoité jadis par leurs époux disparus. Les hommes ont échoué, c’est au tour des femmes de jouer aux voleurs.
La parfaite antithèse d’Ocean’s 8
On voit bien là dans quelle tendance contemporaine s’engouffre Les Veuves : cette soudaine et opportuniste passion hollywoodienne pour les “personnages de femmes fortes” (strong female characters), selon le terme consacré, tellement consacré qu’il est désormais indiscernable d’un cliché. Et l’on conçoit aisément ce qu’un mauvais cinéaste – quoi que l’on pense de Steve McQueen, il est indéniablement en pleine maîtrise de son art – aurait fait d’un tel scénario, adapté d’une mini-série anglaise des années 1980 par Gillian Flynn (reine du twist et auteure à succès, de Gone Girl notamment). Il suffit pour s’en rendre compte de se connecter à son site préféré de VOD et d’y louer Ocean’s 8, indigent et démagogique film de casse sorti plus tôt cette année. Si Les Veuves en est la parfaite antithèse, c’est d’abord, au-delà de sa maîtrise formelle, que ses personnages féminins y sont forts d’être faillibles.
Viola Davis, Michelle Rodriguez et Elizabeth Debicki, rejointes par Cynthia Erivo, ne forment pas une sororité “Allez les filles”, instantanément glamour et solidaire. Elles sont plutôt du genre à s’engueuler, gaffer et suer, et McQueen prend un malin plaisir (principe totalement inédit chez lui) à mettre en scène leurs errements, sans jamais pour autant les regarder du haut de son piédestal de “grand artiste”. Le film évolue ainsi à la lisière du mélodrame, de l’action et du comique (Debicki, irrésistible en fausse ingénue blonde), son style haute couture s’aérant régulièrement de trouées naturalistes bienvenues.
C’est déjà remarquable, mais McQueen ne s’en contente pas : il enroule son heist movie d’une intrigue directement politique, opposant un vieux clan d’Irlandais (Robert Duvall et Colin Farrell, roublards père et fils) à des outsiders afro-américains réclamant leur part du gâteau, fût-il rassis (diaboliques Brian Tyree Henry d’Atlanta et Daniel Kaluuya de Get Out), combinant lutte de classes, de races et de genres pour raconter mieux que personne l’Amérique contemporaine. A grand renfort de #MeToo et #BlackLivesMatter, plus un zeste de #YesWeCan (on est en 2008, année d’élection, et à Chicago, ville d’Obama), on imagine là encore quelle sorte d’édifiant film-hashtag aurait pu signer McQueen. Mais il s’y refuse. Et ce qu’il laisse entrevoir plutôt, est la noirceur, la complexité et l’espoir réunis d’un bourbier de plus en plus inextricable.
Les Veuves de Steve McQueen (G.-B., 2018, 2 h 10)
{"type":"Banniere-Basse"}