Le réalisateur d’Uzak continue à explorer les tourments de l’âme humaine et les noirceurs de la société turque. Non sans ambiguïté.
Découvert en France au début des années 2000 avec Nuages de mai, Nuri Bilge Ceylan s’est imposé en quelques films (Uzak, puis Les Climats) comme un héritier tardif du grand cinéma moderne européen, un descendant turc d’Antonioni et Bergman dont l’art se fonde sur la minutie quasi picturale des plans, la qualité des silences, l’intensité contemplative, l’étude des variations indicibles qui nouent (ou dénouent) les êtres.
De la modernité cinématographique, Ceylan a aussi hérité d’une certaine proximité entre ce qui se joue des deux côtés de la caméra : Nuages de mai raconte le tournage d’un film d’auteur à petit budget, Uzak montre un artiste en pleine crise sentimentale et créative, alors que les acteurs des Climats, précis de décomposition d’un couple, sont le cinéaste lui-même, son épouse et même sa propre mère. Le couple de ce dernier film se désagrégeait pour des raisons peu explicitées que le spectateur devait lui-même deviner entre les images : usure de la relation, déséquilibre dans la réciprocité amoureuse, envie d’aventure de l’homme… Il y avait dans le personnage de bel indifférent joué par le cinéaste une forme de handicap des sentiments, une certaine veulerie relationnelle. Courage du cinéaste qui affrontait ses propres démons, les limites de sa masculinité ? Ou relent de machisme inhérent à la société turque et touchant jusqu’à la bourgeoisie cultivée représentée dans le film ?
Les choses se précisent peut-être avec Les Trois Singes, mettant aux prises un trio de personnes rongées par la culpabilité et le silence entourant celle-ci. Soit un notable politique responsable d’un accident de voiture faisant une victime, et le maquillant avec l’aide de son chauffeur. Soit l’épouse du chauffeur, nouant une relation adultérine avec l’homme politique. Soit enfin le fils du couple, témoin lucide des turpitudes et des silences du monde adulte.
On peut faire deux lectures de ce chaudron de non-dits qui mijote lentement mais sûrement et laisse présager de brutales explosions de couvercle. Une lecture intimiste, au premier degré de ce qui nous est montré, et dont résulte un film assez antipathique. Des hommes veules, brutaux, cyniques, lâches, n’osant pas affronter les conséquences de leurs actes, une femme victimisée, rejetée par son amant et violentée par son mari, condamnée à souffrir (ce personnage ingrat est courageusement défendu par la très belle et remarquable Hatice Aslan). Une humanité sombre, où n’existe plus ni droiture ni confiance, dont l’horizon bouché est renforcé par la rigidité des cadrages, la fermeture des décors et la noirceur de la lumière, une humanité vue de haut avec une sorte de délectation morbide par un cinéaste impassible qui semble épingler les êtres comme des papillons, ne pointant en eux que des défauts et aucune qualité.
La deuxième hypothèse de lecture est plus politique et sympathique : le cercle invivable de culpabilités et de silences serait une allégorie de la société turque, l’enfant ado du couple représentant une jeunesse aspirant à une société plus éthique, et surtout plus franche avec ses conflits, ses erreurs, ses zones d’ombre. Ce qui gêne quand même, c’est que le maquillage d’un accident et d’un mort soit placé sur le même plan de culpabilité enfouie qu’une relation adultérine, et il est difficile de faire la part des choses entre la vision personnelle du cinéaste et le regard qu’il porterait sur la société turque.
Outre sa peinture outrageusement noire des relations intimes ou sociales, le problème des Trois Singes est plastique. On a le sentiment que Nuri Bilge Ceylan a trop écouté les éloges de la critique internationale et se soit mis à se regarder un peu filmer. La grâce vibrante de ses précédents films, dont le picturalisme n’empêchait pas la palpitation des choses, s’est ici figée en un esthétisme appuyé, étouffant de virtuosité sombre, d’autant plus gênant qu’il redouble un récit forclos, avare de lignes de fuites ou de motifs d’espoir. Dans son propos comme dans sa forme, Trois singes est un film suffocant.