Deneuve et Depardieu de nouveau ensemble. Eblouissants et bouleversants dans Les temps qui changent d’André Téchiné.
Le titre de ce nouveau film d’André Téchiné évoque furieusement celui d’un vieil album (et de la chanson) de Bob Dylan. A l’époque, il s’agissait pour la jeunesse de prendre le pouvoir, d’en finir avec le vieux monde et ses règles poussiéreuses. On sait depuis ce qu’il est advenu de ces grandes et belles illusions, Reagan puis les Bush sont passés par là pour tout normaliser et maintenir la révolte dans un degré de contestation acceptable et contrôlable. Pour les personnages principaux de Téchiné, un homme (Depardieu) et une femme (Deneuve) qui avaient autour de 20 ans au moment de l’éclosion de Dylan, les temps sont de nouveau prêts à changer en 2004, mais de façon plus modeste – plus décisive aussi, finalement : il ne s’agit plus de changer le monde, mais d’être changé par le monde et par le temps qui file. Il ne s’agit plus de modifier l’ordre géopolitique mondial, mais de se mettre en harmonie avec son ordre familial et intime. Catherine Deneuve, la soixantaine encore sexy et dynamique malgré les marques inévitables de l’âge, vit à Tanger, heureusement mariée à un médecin élégant et financièrement à l’aise (Gilbert Melki). Elle accueille son fils (Malik Zidi), qui arrive de Paris et vient passer quelques semaines de vacances au Maroc avec une copine franco-marocaine (Lubna Azabal). Parallèlement à ces retrouvailles familiales, on s’intéresse au personnage de Gérard Depardieu, riche promoteur immobilier qui est à Tanger pour construire un ensemble de bâtiments devant abriter un nouveau centre médiatique. Le lien entre ces deux segments séparés s’opère très vite : Deneuve et Depardieu se sont aimés il y a très longtemps dans leur jeunesse (et dans Le Dernier Métro de Truffaut), Depardieu ne s’est jamais remis de cet amour passionnel, il est venu travailler à Tanger pour reconquérir Deneuve et conclure dans la dernière partie de leur vie ce qu’ils avaient si bien commencé trente ans plus tôt. Mais Deneuve, qui a sa vie, ses repères, ne l’entend pas du tout de cette oreille… Version romanesque et mélancolique des comédies du remariage chères à Stanley Cavell, ce pari impossible qui relie Depardieu à Deneuve installe un émouvant suspense amoureux et pose des questions essentielles pour tout individu doté d’un coeur. Un amour de jeunesse peut-il tenir ferme sur la durée d’une vie ? Les romances passionnelles doivent-elles se clore et demeurer des souvenirs ou peuvent elles être l’objet d’un remake ? Les cœurs peuvent-ils mieux résister au temps que les corps ? Quand un amour n’est plus réciproque, la puissance de croyance d’un des deux éléments du couple peut-elle suffire à entraîner l’autre, à le recontaminer ? Ne peut-on aimer vraiment qu’un seul homme ou une seule femme dans une vie ? Ces interrogations traversent et tendent tout le film, d’autant mieux qu’elles sont incarnées par deux comédiens d’exception à leur plus haut niveau. Catherine Deneuve, la solaire, toujours aussi belle, vivante, tranchante, mystérieuse, semble porter en elle la richesse romanesque de son imposante filmographie et s’amuser des dialogues faisant référence à son âge et à sa beauté. Quant à Gérard Depardieu, étonnamment lunaire, que l’on avait un peu perdu de vue au cinéma (ces derniers temps, il occupait surtout les rubriques télé, business et people), le revoilà dans une composition inhabituelle et convaincante : lui, l’habituelle montagne de muscles et d’énergie, le voilà comme pétrifié, marmoréen, hébété, transformé en statue de sel par le sentiment amoureux, fragile et vulnérable comme un enfant, bouleversant. Les temps qui changent est également peuplé d’une multitude de personnages secondaires, empli par la lumière et l’énergie de la ville de Tanger. Toute une polysémie de lieux, de lignes de fuite et de microsituations donnent chair au film, rehaussent et éclairent la ligne centrale Deneuve-Depardieu. Il y a le mari de Deneuve, qui ne se fait plus trop d’illusions sur le couple conjugal, leur fils, homosexuel qui n’ose avouer sa sexualité à son père, la copine du fils, cette Franco-Marocaine junkie qui a une sœur jumelle restée au pays et corsetée par l’islam : c’est toute une ronde de trajectoires satellitaires qui se croisent, se décroisent et se recroisent autour des deux astres centraux, le tout sur fond de contrôles policiers, de relations parfois ambiguës entre Arabes et Européens. Comme si Téchiné explorait au passage, sans jamais insister lourdement, la zone sismique culturelle et politique entre le Nord et le Sud. André Téchiné est l’auteur d’un film qui s’appelle Le Lieu du crime. Téchiné n’est évidemment pas un criminel qui revient sur le lieu de son forfait, mais un artiste qui réarpente inlassablement le lieu noué de son trauma originel, du mystère de sa sexualité et de son identité : ce creuset où tout s’origine, c’est la famille, et principalement les relations des fils avec leur mère (versant amoureux) et leur père (versant conflictuel). Les temps qui changent revient aussi sur ce lieu-là, mais en y ajoutant la douceur d’une éventuelle rémission amoureuse, la possibilité d’une trêve et même d’une paix dans la guerre éternelle entre les hommes et les femmes que Téchiné a si souvent filmée fiévreusement. Les temps changent mais Téchiné reste fidèle à lui-même. Et il s’approche au plus près de son possible idéal artistique : une relecture moderne et sèche des mélodrames flamboyants de Douglas Sirk.
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