71 fragments d’une chronologie du hasard est le troisième volet d’une trilogie sévère sur la faillite de notre système, après Le Septième continent et Benny’s video. Le réalisateur Michael Haneke revient sur ce triptyque où il s’essaie à mettre en forme le chaos du monde. Il nous parle également de Wittgenstein, des relations spectateur/cinéma et d’un environnement d’images anesthésiant dominé par la télévision.
Ma mère était actrice dans un grand théâtre de Vienne, mais j’ai été élevé par ma tante et mon oncle, dans un milieu plutôt paysan. Cependant, je n’étais pas étranger à toute culture, on était en pleine période existentialiste. J’ai toujours des difficultés à parler de mes influences culturelles ou de ma vie privée, par crainte d’être tout de suite rangé dans un tiroir. Dans mes films, j’essaie de créer un langage qui n’exprime aucun sentiment personnel et qui tende vers une forme d’objectivité.
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Quelle place tenait le cinéma dans votre jeunesse ?
C’était important. J’ai même essayé de rentrer dans une école d’art dramatique, mais je n’ai pas été reçu, malgré la réputation de ma mère (rires)… J’étais assez dépité à l’époque, mais aujourd’hui, je suis particulièrement heureux d’avoir échoué : ça m’a permis de continuer mes études de philosophie et de devenir plus tard metteur en scène. Il n’y a pas que les acteurs qui m’intéressaient dans le cinéma. A 14 ans, j’écrivais déjà des histoires et à 19 ans, des critiques de littérature et de cinéma. Je découvrais essentiellement le cinéma européen moderne : la Nouvelle Vague et les Italiens, notamment Antonioni.
Qu’avez-vous retenu de vos études de philosophie ?
Mon prof était hégélien, ce qui m’embêtait car je n’aimais pas trop Hegel. A l’époque, j’étais surtout marqué par Wittgenstein. Il était défendu de le mentionner dans nos cours ! J’ai été très influencé par sa critique radicale de la perception et de l’expression. Il était très sceptique vis-à-vis des mots, du langage. En parlant, on prétend toujours exprimer des choses et Wittgenstein a démontré de façon assez convaincante que ce n’est pas le cas, que certaines choses profondes sont inexprimables. Une de ses phrases célèbres dit « On ne peut pas parler de ça, on doit se taire. » J’ai également été marqué par Nietzsche et Schopenhauer. Mais mon philosophe favori reste Pascal, c’est lui qui me touche le plus profondément. Dans 71 fragments d’une chronologie du hasard, le pari est une donnée importante.
Que retenez-vous de votre expérience de réalisateur de télévision ?
Je travaille encore régulièrement pour la télé. Je suis en ce moment sur une adaptation du Château de Kafka. Ce qui m’intéresse chez Kafka, c’est la fragmentation de toutes nos perceptions. Je suis à la recherche d’une forme qui puisse traduire cette constante kafkaïenne à la télévision. Je ne sais pas encore si je vais la trouver (rires)… Ce sujet me tient à coeur je pense que l’influence de Kafka transparaît dans mes films. La télévision et le cinéma restent deux choses totalement différentes. Quand je fais un film de cinéma, ça n’a rien à voir avec mon travail pour la télévision. Cinéma et télévision induisent deux conceptions complètement différentes du spectateur. Quand je vais au cinéma, je prends une décision active, je mets mon manteau, je sors de chez moi, je paye un ticket, je m’assieds dans mon fauteuil et j’aspire à une expérience forte. Dans ce cas de figure, le réalisateur peut exiger davantage de son public. Le rapport à la télévision n’est pas du tout le même : je l’allume par hasard, je la regarde distraitement, je zappe, et si je suis occupé à autre chose, je l’éteins. Du coup, en tant que réalisateur de télé, je baisse mes exigences car je m’adresse à un public moins concentré et motivé. Cela ne signifie pas qu’il faille réaliser des films crétins pour la télé, mais il n’y a aucun moyen de pousser le téléspectateur à réfléchir sur ce qu’il voit, on ne peut instaurer aucun dialogue entre lui et l’oeuvre. La télévision ne circule que dans un seul sens : de l’émetteur d’images vers le spectateur. Au cinéma, il y a un aller-retour. Le cinéma a toujours la possibilité d’être un art, la télévision ne peut y prétendre, à cause justement de ce statut qu’elle assigne au téléspectateur. La télé est faite pour être consommée, or on ne consomme pas de l’art.
Pourtant, Rossellini considérait que l’avenir du cinéma passait par la télévision.
La télévision de son époque n’était pas celle d’aujourd’hui. C’est vrai que, en soi, la télé n’est pas forcément le diable. Mais il faut prendre en compte la réalité d’aujourd’hui, et non pas une télévision idéale. Nous sommes tous soumis à une perception de la télévision très superficielle. La télé va de plus en plus vite, tellement vite qu’on ne voit plus rien.
Benny’s video s’articulait autour d’une critique radicale et terrifiante de notre environnement audiovisuel. Croyez-vous qu’on puisse apprendre à décrypter et à maîtriser tous ces nouveaux flux d’images ?
L’homme doit absolument apprendre à vivre avec les nouvelles technologies audiovisuelles, sinon la vie deviendra difficile (rires)… Mais je crains qu’on maîtrise encore assez mal ce développement audiovisuel. D’ailleurs, quand on me dit « vous critiquez mais que feriez-vous pour changer tout cela et améliorer la maîtrise des images ? », je reste sans réponse. Je peux seulement conseiller aux parents de parler à leurs enfants, et de ne pas les laisser béats et désarmés devant le flux télévisuel. Mais attention au simplisme. Dans Benny’s video, je ne veux pas dire que Benny devient violent parce qu’il regarde des films gore ce serait idiot. Je montre simplement qu’à force de regarder en permanence des films ou des images violentes, un enfant finit par perdre de vue l’impact que peut avoir la violence, sa réalité. Les spécialistes qui travaillent sur ce sujet tiennent le même discours : l’abus de certains types d’images finit par émousser le sens de la réalité du moins chez les enfants.
Dans 71 fragments, vous montrez bien que la succession de reportages sur la Bosnie, la Somalie, finit par banaliser l’horreur. Mais sans télévision, on ne pourrait pas prendre la mesure de la violence qui fait rage dans le monde. Est-il préférable de ne pas savoir, ou du moins de ne pas voir d’images ?
Je ne suis pas persuadé que voir des images à la télévision nous permette vraiment de savoir et de prendre conscience de la barbarie. La première fois que j’ai vu des images sur la Bosnie, j’étais en état de choc. Maintenant que la Bosnie fait la une des infos télévisées depuis trois ans, je n’y fais même plus attention. Je vois des blessés, du sang, c’est terrible, mais ça ne me touche plus. Et pourtant, je fais partie de ceux qui sont d’habitude sensibilisés par ce genre de problème. Alors on peut facilement imaginer que les gens qui n’ont pas de conscience politique s’en fichent encore plus que moi et restent totalement anesthésiés devant cet enfer banalisé. Souvenez-vous de la guerre du Golfe à la télé : un jeu vidéo, une guerre sans soldats, sans cadavres. La télé nous permet en effet de savoir qu’il y a tel conflit sanglant dans tel endroit du monde, mais c’est un savoir théorique, abstrait. Les informations télévisées ne sont pas de l’information. Aujourd’hui, on croit savoir et c’est peut-être plus dangereux que de ne rien savoir. Pour savoir, il faut vivre l’événement, ou bien en prendre la mesure d’une autre façon, par l’écrit ou par un cinéma responsable. Regarder les infos à la télé, c’est comme visiter le Louvre en une matinée : on voit plein d’images, mais la conscience ne retient rien. Il n’est pas dans la nature de l’homme de comprendre une chose en se contentant de la regarder.
Votre trilogie, Le Septième continent, Benny’s video et 71 fragments, constitue une critique radicale de notre société. La noirceur glaciale de votre vision n’est-elle pas exagérée ? L’horreur n’existait-elle pas déjà à toutes les époques de l’histoire ?
Peut-être, mais je vis aujourd’hui, pas au Moyen-Age. Je ne peux réagir et me révolter que par rapport à mon époque. Prenons par exemple l’Autriche des années 50, espace-temps dans lequel j’ai grandi, en précisant quand même que je ne suis pas spécialement du genre « nostalgique du bon vieux temps ». A l’époque, personne ou presque n’avait la télévision. Personne n’était en manque, on discutait, on allait au spectacle, on écoutait de la musique. Aujourd’hui, j’ai quatre enfants qui ont la vingtaine ou plus et je m’interroge. Ils ne lisent plus rien car les livres leur paraissent trop complexes. Ils ont constamment besoin de faire des choses excitantes, mais n’ont plus la patience de réfléchir comme s’ils n’avaient aucun monde intérieur. Ils s’ennuient vite. Quand j’étais jeune, je ne m’ennuyais jamais. Je ne dis pas ça pour pleurer sur le passé, ce qui serait réactionnaire et idiot, mais je constate simplement des phénomènes qui m’interrogent et qui m’intéressent. Et je crois que sur le plan de la communication entre les êtres, les choses se sont plutôt détériorées. Sur bien d’autres aspects, les années 50 en Autriche n’étaient pas glorieuses. Il y régnait un sentiment de culpabilité et un silence trouble par rapport au nazisme. L’Autriche refoulait ce problème alors que, proportionnellement, le nombre de nazis en Autriche était plus élevé qu’en Allemagne. Dans Benny’s video, quand les parents cherchent à camoufler le crime de leur enfant, c’est bien sûr une parabole sur un pays qui essaye de camoufler ses crimes.
Votre trilogie parle-t-elle spécifiquement de l’Autriche, ou de la société occidentale en général ?
Je parle de l’Autriche parce que c’est le pays que je connais. Mais j’espère que mes films évoquent la société post-industrielle en général, les problèmes soulevés par mes films ne sont pas spécifiques à l’Autriche. Dans chacun des films, j’ai essayé d’éviter tout signe qui situerait l’action en Autriche : on y voit essentiellement des escaliers mécaniques, des bâtiments anonymes, des lieux communs que l’on retrouverait dans n’importe quelle ville occidentale. Je ne pourrais pas faire un film à New York, à moins de singer les comportements et l’état d’esprit américains. Quand un jeune réalisateur européen essaye de copier les films américains, ça se voit tout de suite : il copie le langage cinématographique mais aussi les tics de langage, les façons de bouger des personnages, la violence physique propre à l’Amérique. Je suis toujours étonné lorsque des étrangers me disent que la littérature autrichienne, Thomas Bernhard par exemple, est extrêmement dure et sombre. Je la trouve normale.
J’ai une explication à ce décalage : les Autrichiens sont passés maîtres dans l’art de refouler les choses désagréables, et quand on vit dans un pays où règne un tel état d’esprit, on se sent obligé de gueuler un peu plus fort qu’ailleurs pour se faire entendre. C’est peut-être ce qui explique la dureté de mes films à vos yeux.
Quel est le sens du mot hasard dans 71 fragments ?
Je mets en place une constellation ouverte d’événements livrés au jugement du spectateur. Il est libre d’interpréter ce prisme : il peut dire que c’est le hasard, ou bien la volonté de Dieu, ou le destin… Je préfère éviter d’imposer un point de vue au spectateur du film. Je ne vous livrerai pas mon interprétation du film car il s’agit d’une explication personnelle alors que mon film est justement construit de manière à ce que chacun puisse avoir son propre avis. Ma conception du spectateur de cinéma fait que j’essaye de l’arracher à son statut de victime afin de lui donner un statut plus lâche par rapport au film. Mon but est de le faire dialoguer avec le film, quitte à ce qu’il le critique ou le désavoue. La plupart du temps, les films donnent une vision totale d’une histoire et imposent un point de vue au spectateur. Quand on avale très vite un film, ça se digère aussitôt pour devenir très vite de la merde. J’essaye de faire en sorte que les films restent plus longtemps dans la tête et dans le coeur des spectateurs. Je crois que mes films se bonifient à la seconde vision, parce qu’à la première, ils posent tellement de questions d’un seul coup que le spectateur reste peut-être un peu sonné. Ma méthode radicale est sans doute le seul moyen de toucher vraiment le spectateur d’aujourd’hui, surtout si on prend en compte notre environnement composé d’images qui nous anesthésient.
Votre style est assez glaçant, abstrait. Vous évacuez tout sentiment chez vos personnages qui ressemblent à des robots, ou à des pions utilisés pour appuyer une démonstration. Eprouvez-vous quand même de l’amour pour ceux que vous filmez ?
C’est une question complexe. Si je fais un film sur un événement précis, c’est que cet événement me touche et la douleur des personnages me touche donc aussi. Cela m’intéresse aussi de savoir pourquoi quelqu’un peut commettre une chose pareille. A mon avis, chacun des personnages de 71 fragments pourrait perpétrer aussi un tel meurtre, et l’on mérite dans chaque cas de s’arrêter sur leur douleur. Ils sont à la fois victimes et coupables. Je ne crois pas que mon film montre la froideur, j’essaie surtout de ne pas juger : un équilibre très difficile à tenir car, en principe, un film du genre juge, il fonctionne même là-dessus. C’est le grand succès du cinéma : tout est à sa place, on vit dans l’utopie d’un ordre qui n’existe plus. Mais si on essaie de reproduire l’ambiguïté propre à la réalité, cela devient beaucoup plus compliqué. C’est pour cela que je demande à mes acteurs de retenir leurs sentiments pour que le spectateur puisse mieux développer les siens : quand un acteur pleure, il empêche le spectateur de pleurer. Quand je vois une femme pleurer dans un film, je perds mon calme et si je pleure, mes larmes restent superficielles. Je voudrais que les larmes du spectateur soient plus profondes lorsqu’il regarde mes films.
Vos trois films se terminent de manière très radicale. Dans le premier, une famille s’autodétruit, et dans le dernier, un jeune apparemment normal, se transforme en tueur. Peut-on qualifier vos films de nihilistes ou de pessimistes ?
Si j’étais vraiment pessimiste, je ferais des films cyniques comme les metteurs en scène de films de divertissement : eux font de la distraction, et moi de la concentration. J’essaie de mettre la morale au centre de mon travail et l’on ne peut pas y arriver si l’on est pessimiste. Un pessimiste ne pourrait pas croire qu’un film puisse faire vraiment changer le spectateur. Or tous mes films essaient d’entamer un dialogue avec le spectateur. On a souvent qualifié les films de Bresson un metteur en scène que j’admire beaucoup de pessimiste, ce par quoi il répondait : « Et la tragédie grecque, vous trouvez cela pessimiste ? «
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