Reprise de deux bijoux noirs réalisés par Akira Kurosawa, plus connu pour ses grandes fresques dans le Japon féodal.
Des œuvres sombres et magnifiques.
LES SALAUDS DORMENT EN PAIX (1960) ; ENTRE LE CIEL ET L’ENFER (1963)
D’AKIRA KUROSAWA
Universellement saluée pour ses grandes fresques à costumes et ses adaptations shakespeariennes dans le Japon féodal, l’œuvre d’Akira Kurosawa ne saurait pourtant se réduire à ses chefs-d’œuvre épiques. En témoignent ces deux titres magnifiques, qui s’apparentent au film noir et qui, tout en empruntant une fois de plus un matériau littéraire occidental (Les salauds dorment en paix s’inspire très lointainement d’Hamlet, Entre le ciel et l’enfer d’Ed McBain), déclinent le même thème de la vengeance sociale, et s’attaquent avec une virulence impitoyable au système politique et économique du Japon moderne.
Les salauds dorment en paix débute par une séquence de banquet de mariage longue d’une vingtaine de minutes. Modèle de mise en scène, elle témoigne de la fascination de Kurosawa pour les cérémonies et les rituels, qu’ils appartiennent au passé ou au présent, mais surtout de sa virtuosité narrative. En effet, la scène permet d’introduire les principaux protagonistes et surtout les enjeux dramatiques et moraux développés tout au long du film : le mariage de la fille infirme du vice-président d’une société publique avec le secrétaire de son père, l’évocation du « suicide » d’un des employés cinq ans auparavant, l’enquête sur la corruption supposée de plusieurs cadres de l’entreprise… Sont ici présentés les ingrédients d’un récit riche en rebondissements et d’un itinéraire moral où un homme prêt à tout pour faire éclater la vérité doit remettre en question ses méthodes peu orthodoxes, et réclamer le pardon de la femme qu’il a manipulée à des fins vengeresses.
Premier film issu de la propre société de production de Kurosawa, Les salauds dorment en paix succède à une série d’épopées historiques. Il s’agit pour Kurosawa de rompre une tentation de repli vers le passé pour poser un regard extrêmement sévère sur la société japonaise. Le cinéaste a confié qu’il avait voulu faire un film sur la corruption de la haute finance, dénoncer les exactions des grandes sociétés.
Même s’il va très loin dans ses accusations, Kurosawa n’entend pas réaliser un film ouvertement politique et emprunte la forme du récit policier. Particulièrement dense, la dramaturgie des Salauds dorment en paix évoque à la fois le film noir, la tragédie et le mélodrame. Certains éléments proviennent d’Hamlet (les mises en scène du héros organisées pour déstabiliser ses ennemis et démasquer les assassins de son père), tandis que l’atmosphère générale du film fait penser à une certaine tradition du polar social. Cependant, la somptuosité de la mise en scène (le film est en TohoScope noir et blanc), la précision du cadre, la composition quasi picturale des plans n’appartiennent qu’à l’auteur des Sept Samouraïs, et démontrent s’il en était besoin que son génie d’esthète ne se limite pas à un certain talent pour le calligraphisme ou la reconstitution historique.
Réalisé trois ans plus tard, toujours en TohoScope noir et blanc, avec le grand Toshirô Mifune dans le rôle principal, Entre le ciel et l’enfer utilise une partie d’un roman d’Ed McBain (célèbre auteur de chroniques policières), Rançon sur un thème mineur. Il ne s’agit nullement d’une imitation du cinéma de genre occidental, comme on l’a dit trop souvent, puisque Kurosawa décide de traiter du kidnapping, pratique alors très répandue au Japon et peu punie. Le directeur d’une fabrique de chaussures, en conflit avec ses administrateurs, est sur le point de prendre le contrôle de la société en rachetant plus de la moitié des actions, au prix de l’hypothèque de sa fortune. Le même jour, il apprend qu’un enfant, compagnon de jeu de son fils, a été enlevé et que le ravisseur exige une rançon de 30 millions de yens.
La structure hétérogène du film surprend par son étrangeté, et malmène l’idée de Kurosawa grand cinéaste classique. La première partie, un huis clos tendu à l’extrême, illustre le dilemme d’un homme en proie au chantage, qui doit choisir entre sa fortune acquise au prix d’une vie de labeur et la sécurité de l’enfant de son chauffeur. Kurosawa transcende l’argument policier ou satirique (le monde des affaires y est décrit dans sa rudesse impitoyable) pour évoquer avec réalisme des enjeux moraux et philosophiques.
La seconde partie décrit avec une minutie documentaire l’enquête de l’inspecteur de police et de ses agents mobilisés pour démasquer et piéger le ravisseur. Les scènes de commissariat, où Kurosawa met en scène des groupes humains avec un sens des volumes digne des peintres de la Renaissance, alternent avec des plongées dans la fourmilière urbaine des métropoles et des banlieues. Une séquence presque onirique de filature dans le quartier des junkies et des prostituées, épaves entre la vie et la mort, renvoie aux visions infernales de Dante et annonce les bas-fonds du plus beau film de Kurosawa, Dodes’ Kaden.
Les salauds dorment en paix et Entre le ciel et l’enfer partagent enfin la soudaineté et la cruauté glaçantes de leur conclusion, d’un pessimisme radical. Celle du premier film, où triomphe l’injustice, vient donner son sens au titre. La séquence finale du second montre la confrontation entre le criminel et sa victime, séparés par la grille d’un parloir de prison, et l’ébauche d’un dialogue impossible où se bousculent les notions de pardon, de haine et de crainte de la mort. Souvent comparé à Shakespeare et à Dostoïevski, Kurosawa rejoint ici, dans sa noirceur et sa profondeur psychologique, un autre grand scrutateur de l’âme humaine, Simenon.
Olivier Père
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