Un biopic ressuscite les Runaways, groupe de filles pré-punk né du fantasme d’un producteur, en plein mouvement féministe. Une fulgurante histoire d’amour, de défonce et de guitare.
Elles ont encore du lactose au coin des lèvres, du venin dans les veines et bientôt de la poudre dans les narines, profilées pour le rock’n’roll comme d’autres pour le couvent ou la maternité. Ce sont des filles sous pression hormonale dont l’adolescence s’abîme dans les clubs rock de Los Angeles, pile au milieu des années 1970, au carrefour où vont se caramboler glam-rock, heavy-metal et punk.
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Leur groupe, The Runaways, monté de bric et de broc sous l’autorité du déjanté producteur Kim Fowley, va connaître une ascension fulgurante avant d’exploser en vol, laissant pour mémoire une poignée de hits obtus et des photos jaunies dans les pages du magazine Creem.
Deux pas de recul et c’est le pitch de presque toute la jeunesse de l’Amérique wasp qui prend corps sous leurs combinaisons en cuir et leurs coiffures de castor : cet éternel teenage dream et ses chimères de décibels, ses fugues en mode mineur(e), ses réveils poudreux, crêpage de chignon et amours lesbiennes. Un bon scénario de film. Le producteur John Linson l’a tout de suite compris lorsqu’il a acquis les droits de l’autobiographie de Cherie Currie, Neon Angel, parue en 1989.
Fille de l’actrice Marie Harmon, Currie fut l’éphémère chanteuse des Runaways – entre l’automne 1975 et l’hiver 1977. Ses relations avec l’autre forte tête du groupe, Joan Marie Larkin, alias Joan Jett, étincellent tout au long du biopic qui sort aujourd’hui en France après une carrière assez désastreuse aux Etats-Unis. Malgré une bande-son tout feu tout glam avec Bowie, les Stooges, les Sex Pistols et évidemment les bombes à clous des Runaways que les jeunes actrices réinterprètent de la façon la plus bluffante. Malgré la présence, derrière la caméra, d’une photographe-clippeuse parmi les plus intéressantes du moment, Floria Sigismondi, connue pour son travail pour les White Stripes, Björk ou Marilyn Manson.
Le film débarque chez nous où, du tremblement de terre Runaways, on a surtout ressenti la réplique tardive, lorsqu’en solo Joan Jett fit vibrer les murs des boums avec son I Love Rock’n’Roll, reprise des The Arrows satellisée aux sommets des charts internationaux en 1982.
Très populaires aux Etats-Unis, idolâtrées au Japon où elles tournèrent en 1977, les Runaways n’ont pas laissé un grand souvenir en Europe et c’est aussi bien pour aborder le film sous son angle le plus universel, tel que le définit sa réalisatrice :
“C’est l’histoire d’un groupe de rock mais surtout de filles qui sortent de la puberté et qui ont du mal à apprivoiser des comportements aussi naturels que l’amour ou l’amitié. Elles appartiennent à des familles décomposées et s’embarquent dans un groupe qui est lui-même recomposé par des producteurs. Le film tente de montrer ce passage d’une cellule à l’autre et les dégâts affectifs que cela entraîne.”
Le premier court métrage de Floria Sigismondi, Postmortem Bliss, se voulait un hommage moderne à La Fureur de vivre de Nicholas Ray. Les Runaways en est une autre variation. Au départ, alors qu’elles n’existent pas encore, les Runaways surgissent d’un fantasme, celui de la plupart des musiciens de hard-rock, comme Alice Cooper, Kiss ou Led Zeppelin, et de leur goût pour les très jeunes filles. C’est lors d’une party chez Alice Cooper, en observant ces nuées de donzelles âgées de 11 à 16 ans, prêtes à tout pour qu’on les remarque, que Kim Fowley a l’idée de former le premier groupe de rock exclusivement féminin en piochant dans cette ruche d’ados électriques.
Le film démarre l’instant d’après, lorsqu’on découvre les chemins parallèles de Joan Jett et de Cherie Currie. L’une est une brunette déterminée à marcher sur les traces de son idole, la loubarde et chanteuse de glam-rock Suzi Quatro ; l’autre une blonde timide qui ne jure que par Bowie. Joan plante son cours de guitare d’un larsen rageur tandis qu’à la fête du collège, Cherie avance sur scène le visage zébré d’un éclair façon Aladdin Sane et répond par deux doigts pointés aux quolibets qui s’élèvent après son interprétation douloureuse de Lady Grinning Soul.
Un embryon de groupe apparaît au cours de l’été 1975, en trio autour de Jett et de deux copines surfeuses. Mais ce n’est qu’à l’arrivée de la guitariste solo Lita Ford (seule vraie hard-rockeuse du lot) et lors du recrutement au faciès de Cherie par Kim et Joan – en chasse d’une Bardot rock’n’roll – que les Runaways prennent vie au fond d’une vieille caravane. Timorée, piètre chanteuse, Cherie Currie va finalement se révéler en “Cherry Bomb”, du nom de la chanson que Fowley écrit en direct pour elle et dont elle s’approprie immédiatement le message incendiaire : celui d’une nana de 15 ans qui explose à la gueule de ses parents et de la société phallique tout entière.
“On n’est pas là pour parler de la libération de la femme mais de la libido de la femme”
, s’emporte le Pygmalion rugissant Kim Fowley – magistralement incarné par Michael Shannon.
“A l’époque, le féminisme est un combat dominant, explique Floria Sigismondi, et pourtant, dans les interviews, ces filles racontent que cela ne les concerne pas. Alors qu’à travers leurs chansons, leurs attitudes, elles contribuent involontairement à ce mouvement. Elles vivaient quelque chose de trop intense pour s’arrêter et y penser. Objets d’une industrie, celle du disque et des concerts, gérée exclusivement par des hommes, leur survie dans cette jungle s’apparente par force à un combat féministe. La grande phrase de l’époque, c’est ‘girls don’t do that’. Les Runaways veulent au contraire montrer que les filles peuvent tout se permettre.”
A la manière du génial Presque célèbre de Cameron Crowe il y a dix ans, Les Runaways parvient à capturer la vibration rock si particulière des seventies, cette superposition curieuse de vulnérabilité et d’arrogance. Des premières répétitions aux séances de studios, de la reconstitution du fameux English Disco, club angeleno où elles firent leurs débuts, jusqu’à la délirante tournée nippone, la reconstitution est admirable. Le film, comme le groupe, ne semble pas avoir de temps à perdre.
Les Runaways ne publieront que deux albums avec Cherie Currie au chant – laquelle sera virée après avoir posé à moitié nue pour Playboy – et un troisième après son départ. En 1979, l’affaire était pliée. Joan Jett, en tant que productrice exécutive du film, et Cherie Currie, comme source initiale du scénario, ont marqué le tournage par leur présence.
“Je me devais de leur rester fidèle sans pour autant les laisser trop intervenir dans la vision que j’avais de leur histoire, explique Sigismondi. Je voulais que le film parle de sa propre voix. Joan est quelqu’un de très pudique, ce qui n’est pas le cas de Cherie. J’ai donc dû trouver un équilibre entre ce que l’une et l’autre avaient bien voulu révéler de leurs relations, y compris amoureuses. Elles ne s’étaient pas revues depuis des années mais elles ont conservé des liens très intenses.”
Sans trop en rajouter, le film montre une Joan Jett très entreprenante avec Cherie qui, d’un bout à l’autre, semble traverser un long tunnel brumeux dont elle n’appréhende ni les dangers ni les possibles issues heureuses. Son personnage mélancolique intéresse en premier lieu la réalisatrice, qui lui offre une belle scène rédemptrice quand tout menace de s’écrouler, lorsqu’elle retourne dans sa famille et retrouve sa jumelle restée à veiller leur père alcoolique : celle-ci arbore désormais la même coiffure que la chanteuse que Cherie est devenue.
Ce groupe a eu une influence directe colossale sur les jeunes Américaines, et plus tard sur tous les groupes de rock féminins, des Bangles aux Plastiscines en passant par L7 ou The Donnas. Mais pour les soeurs Currie, au moment où leurs regards se croisent hors du brouhaha de la célébrité et du rugissement des amplis, c’est juste un abcès d’adolescence qui se cicatrise.
Les Runaways de Floria Sigismondi, avec Kristen Stewart, Dakota Fanning, Michael Shannon (E.-U., 2009, 1 h 46). Bande originale du film disponible chez Warner.
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