Dans un coin reculé de son Beaujolais natal, Gaël Morel tourne A toute vitesse, son premier long métrage. Il y retrouve quelques partenaires du film qui l’avait révélé comme acteur, Les Roseaux sauvages, dont Elodie Bouchez. A 23 ans, l’enjeu est d’importance : il s’agit de quitter l’ombre du père Téchiné et de naître pleinement au cinéma, en tant que réalisateur.
En cette fin d’automne, le Beaujolais fait très bien l’affaire en petit paradis terrestre provisoire. Entre Lyon et Villefranche, les collines et les vignes resplendissent de tous les ocres de saison, le soleil saupoudre une douce et pâle lumière hivernale, l’air est vif et la région offre des promesses d’agapes fleurant bon le terroir, arrosées du robuste breuvage local à l’arrière-goût de fruits rouges. Sauf qu’on ne bosse pas pour le Gault & Millau : le but de cette virée agreste est de prendre la température du tournage d’A toute vitesse, premier long métrage d’un certain Gaël Morel. Derrière ce patronyme encore un peu anonyme, les cinéphiles les plus avisés auront reconnu le jeune interprète de l’adolescent tourmenté qui découvrait son homosexualité dans Les Roseaux sauvages. Après un premier court métrage remarqué et remarquable, La Vie à rebours, Gaël Morel est venu tourner son premier film aux sources, dans la région de son enfance et de son adolescence ce Beaujolais qu’il a quitté à l’âge de 19 ans, il y a quatre années seulement. D’où cette atmosphère conviviale et sans façons que l’on observera tout au long de la journée et de la soirée, une ambiance de travail quasi familiale. M. et Mme Morel, qui tiennent des petits rôles dans le film, passeront même faire une courte visite à leur fiston une présence parentale sur le lieu de travail que ne doivent pas connaître beaucoup de cinéastes. Mutatis, mutandis, la haute teneur familiale du tournage n’est pas seulement due à ce retour au cocon enfantin : plus encore que sa famille génétique, Gaël Morel retrouve sa famille cinématographique.
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Outre le réalisateur, seront présents au générique d’A toute vitesse une pleine poignée de graines de roseaux sauvages : Elodie Bouchez, Stéphane Rideau (qui faisait le paysan matheux à carrure de rugbyman), la plupart des techniciens dont Jeanne Lapoirie, le chef-opérateur qui avait si parfaitement capté la luminosité radieuse du Sud-Ouest. Le casting principal est complété par Pascal Cervo (excellent dans Les Amoureux de Catherine Corsini, qui elle-même a collaboré au scénario d’A toute vitesse) et Mezziane Bardadi, jeune beur du coin déniché par hasard dans un troquet lors d’une partie de babyfoot. Tous sont unanimement heureux de l’annoncer : la véritable famille retrouvée, c’est celle-là. « L’ambiance, tout ce qui s’est passé sur le tournage des Roseaux sauvages, m’a donné envie de continuer. Sur ce film, il a régné un tel état d’esprit qu’on est restés en contact après moi, Gaël, Elodie… J’avais envie de retravailler avec eux », raconte le très physique Stéphane Rideau, acteur autodidacte découvert par Téchiné.
« J’ai rencontré Gaël et Stéphane sur Les Roseaux, confirme Elodie Bouchez. Gaël avait déjà écrit son scénario et il m’a demandé de le lire. Il était écrit à l’encre sur un classeur d’écolier, je l’ai lu pendant le tournage des Roseaux. Il m’a juste demandé ce que j’en pensais. Au fil des jours, il a commencé à me dire qu’il me verrait bien dans le rôle de Julie. Moi, j’avais vraiment envie de le faire ne serait-ce que pour travailler de nouveau avec lui et Stéphane. J’aurais été déçue de ne pas être choisie, mais je ne lui aurais jamais forcé la main. » Tout aussi heureux de retravailler avec des gens qu’il aime, Gaël explique, en bon cinéaste qui se respecte, que son choix est certes humain, mais pas seulement : « Mon idéal de cinéma, c’est de partir de personnages inscrits dans un quotidien très simple et d’en faire des héros à qui on a envie de ressembler comme dans Sur les quais de Kazan. C’est pour ça que j’ai choisi Stéphane qui, comme Brando, possède une certaine brutalité dans sa beauté, ou Elodie, qui me rappelle Natalie Wood. Mes références sont essentiellement américaines, c’est le cinéma qui m’a fait rêver. Quand j’étais petit, j’aurais préféré ressembler à James Dean qu’à Jean Rochefort. » Nous aussi, Gaël, nous aussi.
La pause déjeuner va se terminer. Le plateau de tournage est situé dans une rustique maison de pierre et de poutres, en lisière d’un village à flanc de coteau : une terrasse ensoleillée domine un large pan de cette bonne vieille terre du Beaujolpif. Mais l’heure n’est plus à la contemplation de toutes les nuances chamarrées de l’automne, la petite équipe s’active pour mettre en boîte « la scène du thé ». La tension monte d’un cran, chacun se met en place, acteurs et techniciens se concentrent, Morel contrôle les opérations sur son écran vidéo et les pousseurs de travelling s’agrippent à leur chariot. Puis il faut faire silence. Le reporter se sent soudain comme le chien dans le proverbial jeu de quilles, comme la ragnole qui tape l’incruste dans une fête privée : inutile, gênant, définitivement de trop. Résistant à son envie urgente de détaler à toutes jambes vers Paris, il se terre dans le coin le plus discret possible et observe le cérémonial du tournage. Elodie, Stéphane et Mezziane se retrouvent dans un salon autour d’une théière fumante ; Mezziane lâche par mégarde une info qui était cachée à Stéphane. La scène comporte cinq répliques, dure quinze secondes allez, vingt à tout casser. Pourtant, elle occasionnera une douzaine de prises et un peu plus de deux heures de travail. Gaël chuchote des instructions aux comédiens entre chaque prise : « J’ai repris Stéphane pour des raisons de diction et de volume sonore par rapport à un gros plan. Je fais beaucoup de prises et les différences entre chaque prise sont infimes, mais au fur et à mesure j’arrive à ce que je veux. Cette scène n’est pas très représentative du rythme du film : elle joue beaucoup sur la mélancolie, une absence d’énergie, alors que généralement je pousse les acteurs dans l’autre sens. »
On a également remarqué les marques précises au sol, les déplacements ou mouvements de corps au millimètre, une sensation de contrôle total et de recherche de la perfection qui contrastent quelque peu avec l’idée de liberté et de naturel dégagée par Les Roseaux sauvages. On se fait peut-être là une fausse idée de la notion de liberté au cinéma, de l’écart séparant le travail sur un film et l’impression produite par le résultat final. « Sur un tournage, j’aime bien que les choses soient millimétrées. Je ne crois pas à l’improvisation, j’aime des cinéastes comme Kazan, Wilder, Mankiewicz, qui n’improvisaient pas. Je ne crois pas du tout à une école Cassavetes, à toutes ces théories sur la vie réelle qui rentre dans un film par l’improvisation, etc. Je n’aime pas le je-m’en-foutisme par rapport à la technique, les films uniquement basés sur les acteurs. Je trouve dommage de ne pas faire se rencontrer des acteurs et une technique. Par exemple, je n’aime pas énormément La Haine, mais ce film a au moins un mérite : la conscience du public, donc de la technique. C’est un film important parce qu’il a fait sortir le cinéma français du cinéma d’auteur sans pour autant tomber dans le produit commercial standard. Quand on sort d’ Outsider de Coppola, on a l’impression d’avoir vu quelque chose de beau, poétique et sublime. Je déteste le cinéma français bâclé : on fait ça au nom d’un système qu’on revendique, d’une soi-disant liberté alors qu’il s’agit fondamentalement d’un manque de travail. »
On pourrait poursuivre des heures ce débat sur l’importance de la technique dans l’art cinématographique mais, dans l’instant, il faut bien saisir que le discours de Gaël Morel ne prône en rien un retour réactionnaire au cinéma académique pré-Nouvelle Vague. Plutôt un retour de balancier vers le travail sur le cadre, la lumière, etc., après quelques années de naturalisme post-Pialat parfois mal digéré. En plaidant pour ce rééquilibrage, Morel ne pense pas à Jean Delannoy mais bel et bien à Truffaut ou bien sûr à Téchiné, père de cinéma sur lequel il se montre intarissable. Peut-être qu’à leur image Gaël Morel sera un cinéaste de l’équilibre entre le professionnalisme, la rigueur dans l’approche formelle et une certaine liberté laissée aux comédiens, un refus de la bonne vieille approche psychologique qui serait sa part de modernité. Ce que laisse entendre Pascal Cervo : « Gaël, c’est le parfait équilibre entre la technique et l’art. Pour lui, la technique, le cadre comptent autant que les comédiens. Il ne donne aucune directive psychologique, il nous laisse jouer à l’instinct. Il nous fait répéter et laisse les relations s’installer naturellement entre nous. Sur le plateau, ses indications sont infimes : une articulation, un mot rajouté, un mouvement pour mieux sentir son texte… Ça nous aide beaucoup, c’est souvent judicieux et plus efficace qu’une longue dissertation psychologique sur le personnage. Comme il a souvent raison, il nous met totalement en confiance : je me repose beaucoup sur lui. »
Morel reproche aussi au cinéma français des trente dernières années d’avoir trop péché par un certain ethno-parisianisme bien bourgeois et bien blanc-bec, mentant ainsi par omission sur la réalité sociologique d’une France diverse et multiple. Si l’on veut bien oublier la commodité sémantique du « film de banlieue », on dira qu’A toute vitesse raconte une histoire contemporaine mettant aux prises des jeunes gens d’aujourd’hui dans leur réalité urbaine. Voilà pour le cadre général, à l’intérieur duquel Morel tente d’imprimer son monde, ses désirs, sa vision. « A la limite, poursuit Morel, on n’a pas à critiquer le racisme puisqu’il existe, c’est un fait. Par contre, les cinéastes auraient pu agir, notamment en cinéastes, c’est-à-dire en filmant des personnages maghrébins. Il y a trop peu de gens pour parler d’une France modeste. En même temps, je ne veux surtout pas faire un cinéma misérabiliste. Mon idée est de filmer des personnages qui ne sont pas moi, mais que j’aime. Filmer des ouvriers, des Maghrébins, des chômeurs, des camés, sans les marginaliser mais au contraire en les rendant beaux, héroïques. C’est mon ambition, mais je ne prétends pas que je vais y réussir à coup sûr. »
Après la mise en boîte d’un travelling-moto sur les routes sinueuses du Beaujolais, la journée est bouclée et toute la troupe se retrouve le soir à Villefranche pour une petite teuf à la bonne franquette. Dans le local se tient également une vente aux enchères des décors du film. Canapés ringards, vieille télé, tapis persans, service à thé marocain et une foultitude d’objets hétéroclites sont ainsi exposés : un drôle de bazar cinématographique, une trace concrète de la mémoire du tournage, comme des lambeaux de la chair du film avant que celui-ci ne soit définitivement figé sur la pellicule.
Plus tard dans la nuit, entre deux raps, trois verres d’alcool et une déconnade, Stéphane Rideau et Mezziane Bardadi parleront de leur désir de continuer ce métier qui leur est tombé dessus par hasard ; Pascal Cervo insistera sur la formidable et réelle ambiance de camaraderie ayant porté ce tournage et peut-être contaminé le film. On aura aussi le loisir de s’isoler avec Elodie Bouchez, petite star en herbe qui a eu la grâce de rester naturelle et enfantine : « Je ne me rends pas compte de la soi-disant célébrité qui me tomberait dessus. C’est vrai que je tourne beaucoup en ce moment, mais il y a eu des périodes où je n’ai rien fait. Ça va, ça vient. C’est vrai que j’ai de la chance, que j’aime bien ce métier, ça s’arrête là, et c’est déjà pas mal. Tout ne m’est pas arrivé subitement, j’ai suivi une évolution progressive depuis mes premières photos en passant par la fac. Les Roseaux ont plu, tout le monde m’est tombé dessus, mais moi, ça fait des années que je travaille. » Là-dessus, la charmante Elodie quitte le micro comme on fuit la roulette du dentiste et s’en retourne danser tout son soûl jusqu’aux heures avancées de la nuit.
Finalement, du tournage proprement dit, on n’aura pas saisi grand-chose. On aura rencontré des jeunes gens plutôt sympathiques, entretenu des conversations plaisantes, fait la fête et même testé avec gourmandise la gastronomie locale. Mais du véritable travail de cinéaste, on n’aura su agripper que des bribes, des éclats fugaces. Et le mystère entre l’instant du filmage et ce qu’on retrouvera des mois plus tard à l’écran continuera à nous échapper. Gaël lui-même n’est sûr de rien : « Je sais ce que je veux mais je ne prétends pas être un génie. Je ne sais pas ce que donnera le film ; jusque-là, je le sens bien, mais je ne peux pas garantir la qualité du résultat. »
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