Une allégorie gothique et grinçante sur le désœuvrement féminin, remake du film de Don Siegel de 1971.
Si on devait dessiner une généalogie des films de Sofia Coppola, on y distinguerait deux lignes claires. D’un côté, l’arc hédoniste, la mélancolie larvée, domptée et respirable de Lost in Translation et Somewhere. Ce sont les œuvres où plane la figure du père (Bill Murray, Stephen Dorff) qui veille à ce que nulle catastrophe ne surgisse en dépit d’un inoxydable ennui. Puis, il y a la voie désespérée, antisolaire : celle de la déprime, de l’existence faite piège, ne ménageant qu’une seule porte de sortie emplie de ténèbres.
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Après Virgin Suicides et Marie-Antoinette, Les Proies prolonge cette ligne de fuite. Dans le sud des Etats-Unis, en pleine guerre de Sécession, un pensionnat de jeunes filles et leur directrice (Nicole Kidman) recueillent un soldat blessé de l’armée nordiste (Colin Farrell) et offrent de le soigner. Mais l’élan philanthropique cache de moins avouables motivations principalement d’ordre érotique : fascinées par le malade, les pensionnaires désœuvrées vont se livrer un combat fourbe et sans merci afin de gagner la préférence du beau mâle.
Succédant au conformisme social des seventies et au pouvoir autoritaire sous l’Ancien Régime, Sofia Coppola convoque dans ce sixième long métrage le fléau de la guerre comme troisième piège maintenant les femmes dans un état de passivité. A l’image des cinq filles Lisbon clouées dans leur banlieue pavillonnaire, de Marie-Antoinette captive de son faste château, les héroïnes des Proies sont enlisées dans les marges de la guerre civile, “proies” d’un monde qui les rejette, se joue et se décide sans elle. La scène est en place, à la cinéaste de démontrer que l’inaction produit des monstres.
La fin de l’innocence
L’argument principal lui est fourni par une première version de cette histoire filmée par Don Siegel en 1971. Le réalisateur de Dirty Harry voyait dans le roman de Thomas Cullinan sur le calvaire de ce soldat blessé, recueilli et finalement torturé, une allégorie possible de la fin de l’innocence qui gangrénait alors l’Amérique. Il va de soi que la démarche de la cinéaste va encore plus loin, au sens où cette soi-disant candeur que serait censé figurer un pensionnat de jeunes filles est en réalité un leurre, un mensonge inventé par une société d’hommes.
Ce qu’on associe souvent à un goût immodéré de la parure est en fait sa manière très à elle d’inscrire ce mensonge dans un décor également artificiel et fabriqué. Soit ici une grande demeure de style néocolonial bordée d’un jardin et d’une forêt qu’on dirait enchantée, dont la dimension de simulacre est appuyée par un éclairage diaphane et des spirales de fumée. De même pour la maison, directement inspirée des atmosphères gothiques de Rebecca d’Hitchcock ou Les Autres d’Alejandro Amenábar : son intérieur est un puzzle de lieux invisibles (aucune chambre ne nous est montrée), de pièce interdite (celle où repose le soldat), de piège et de chausse-trappe (un escalier trop pentu).
Un pugilat vorace mais toujours poli
Dans ce petit théâtre déréalisé de l’inconscient, où chaque trajet répond à une mécanique déréglée du désir, les sept protagonistes tournoient autour du mâle capturé dans une pièce secrète. Objet de convoitise, il convoite à son tour, mais plusieurs demoiselles à la fois, mettant le doigt (et pas que) dans un dangereux engrenage magnifié par toutes les scènes collectives. L’assemblée de jeunes filles sages – droites héritières des Quatre Filles du docteur March – se meut alors en pugilat, vorace mais toujours poli, autour de festins pas toujours très comestibles.
La réalisatrice fait – à juste titre – une confiance aveugle à ses actrices. Celles-ci ont délibérément quitté le camp du premier degré pour s’illustrer dans un registre de jeu plus parodique, d’une drôlerie perfide. Elle Fanning sera la garce, Kirsten Dunst l’oie blanche un peu vieille fille et Nicole Kidman, royale, surjoue l’âme protectrice et machiavélique du groupe, qui entend bien prendre sa revanche. Le jour où elles auront gagné, Sofia Coppola pourra enfin aller filmer le contrechamp belliciste et anormalement absent de cet inquiétant gynécée.
Les Proies de Sofia Coppola (E.-U., 2017, 1 h 33)
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