A la fois réac et idéaliste, sombre et solaire, admiré par John Ford ou Frank Capra, l’auteur (par deux fois) d’Elle et lui Leo McCarey fait l’objet d’une rétrospective passionnante à la Cinémathèque.
Jean Renoir, qui a côtoyé Leo McCarey lors de son exil en Amérique, avait pour lui une phrase qui, venant d’un des plus grands cinéastes français, résonne comme le plus simple et le plus bel éloge qui soit : “McCarey comprend les gens mieux que quiconque à Hollywood.” En une formule, Renoir a à peu près tout résumé, et aurait pu ajouter que cette compréhension découle d’un amour profond et inquiet pour ses personnages.
La rétrospective intégrale qui s’ouvre à la Cinémathèque française (et qui, comme à l’habitude, reprend celle du Festival de Locarno) est une invitation à vérifier le propos de Jean Renoir. Une occasion, également, de passer derrière l’immense et somptueux arbre que sont les deux versions de Elle et lui (celle de 1939, avec Charles Boyer et Irene Dunne ; puis son remake en 1957, avec Cary Grant et Deborah Kerr) pour aller se perdre dans la forêt d’une filmographie difficilement visible et pour une partie oubliée – on lui aura préféré Ford et Capra, qui eux-mêmes admiraient McCarey. Encore aujourd’hui, certainslui reprochent un tournant réactionnaire comme si ce terme invalidait à lui seul une œuvre aussi importante.
Le réel restitué dans toute sa brutalité
Réactionnaire, Leo McCarey l’était. Au monde tel qu’il devenait et qui le révoltait, il opposait une éthique d’homme et d’abord de cinéaste, mettant en scène des personnages hantés par le souci des autres dans un monde où des notions comme la solidarité et la communauté tombent en désuétude. McCarey façonne parfois un monde idéal et perdu, qui n’a certainement jamais existé mais dont il se réclamait – et à quoi servirait le cinéma, si ce n’est à mobiliser, invoquer magiquement des mondes perdus ? Comme Capra, McCarey est idéaliste, ne cache pas son goût immodéré pour la fable et alterne les phases d’intense dépression et d’extase.
S’il possède un goût prononcé pour le miracle et les fêtes de Noël euphoriques qu’il hérite de Charles Dickens, la ferveur qui traverse ses films est d’autant plus puissante qu’elle est tourmentée, se sait précaire. Entre l’ombre et la lumière, l’extase et l’angoisse, il y a rarement, chez McCarey, une position intermédiaire. Les valeurs qu’exalte son cinéma ne cherchent pas à masquer ou à déformer le réel, bien au contraire : elles travaillent à le restituer dans toute sa brutalité. Ce qui crée cette réalité tour à tour idyllique et âpre, contraste qui est au cœur d’Elle et lui.
De loin, on se croirait chez Disney ; de près, les deux longs métrages sont des chefs-d’œuvre cyclothymiques où le cinéaste empile, avec une liberté incroyable, tout ce qu’il aime filmer : les enfants, les vieux, les chorales, les gags burlesques, les gestes de bonté
En 1944, il réalise La Route semée d’étoiles, qui deviendra aux Etats-Unis le plus grand succès populaire de l’époque. Il en donnera une suite en 1945 avec Les Cloches de Sainte-Marie. Dans les deux volets de ce diptyque catholique, McCarey met en scène Bing Crosby dans le rôle du père O’Malley, un prêtre aux méthodes peu orthodoxes missionné pour remettre sur pied tantôt une paroisse tantôt une école religieuse. Bonté, amour du prochain, dévouement seront les clés de cette réussite.
De loin, on se croirait chez Disney ; de près, les deux longs métrages sont des chefs-d’œuvre cyclothymiques où le cinéaste empile, avec une liberté incroyable, tout ce qu’il aime filmer : les enfants, les vieux, les chorales, les gags burlesques, les gestes de bonté. La plus grande frustration du réalisateur fut de ne pas avoir percé dans une carrière musicale, les deux films sont donc remplis de compositeurs et chanteuses frustrés, à commencer par le père O’Malley.
Entre pesanteur et grâce
Chez McCarey, la cohésion sociale dépend toujours de cette capacité à chanter. Le chant, omniprésent dans sa filmographie, est pour lui ce qui symbolise le mieux cette recherche du sacré au sein du profane, cette union vibrante de la pesanteur (le chant merveilleusement amateur des enfants) et de la grâce (l’union des voix). Quand un couple se retrouve après des années de séparation, leur complicité dépend d’une mélodie qu’ils cherchent à se remémorer.
Le couple, c’est l’autre grand thème de McCarey : Elle et lui bien sûr, mais aussi Ce bon vieux Sam, La Brune brûlante, Cette sacrée vérité, Lune de miel mouvementée ou encore Place aux jeunes. Si Elle et lui peut être considéré comme un sommet du mélodrame romantique, à y voir de plus près le romantisme de McCarey a une saveur particulière : pas d’amour sans mise à l’épreuve. La conjugalité est comme un élastique dont il s’agit de tester le degré de résistance par une série d’accidents et de perpétuels ajournements. Le couple rêve simplement de revivre une seconde lune de miel que le film tarde à lui offrir.
Dans Lune de miel mouvementée, la comédie romantique est interrompue par la guerre, dans Ce bon vieux Sam et La Brune brûlante, les personnages joués par Gary Cooper et Joanne Woodward négligent leur couple à cause d’une irrépressible envie d’aider les autres. Les amants d’Elle et lui devront quant à eux abandonner leur romantisme éthéré et hors monde et ne se retrouveront qu’au prix d’une traversée du réel.
Catholicisme et anticommunisme
Grand cinéaste de l’intimité conjugale sans cesse contrariée, McCarey aime mettre en difficulté ceux qui veulent s’isoler et perdre le contact avec le monde, car il sait que cette rupture fera leur malheur. D’où cette éthique de la chute et de l’accident, qui lui vient, sans doute, de ses débuts glorieux dans le burlesque (on lui doit la paternité de Laurel et Hardy). “Le réel, c’est quand on se cogne”, disait Lacan, et l’accident de Terry McKay, l’héroïne d’Elle et lui, a valeur de rappel à l’ordre, hasardeux ou divin.
Là encore, le catholicisme de McCarey est un élément essentiel de son œuvre, mais comme matière autobiographique sans cesse sublimée, puits sans fond d’idées et de ressorts narratifs. Place aux jeunes s’ouvre sur le commandement “Tu honoreras ton père et ta mère” mais illustre le mépris que la jeunesse réserve à la vieillesse – et le cinéaste de tourner l’un des films les plus tristes qui soient.
Son anticommunisme lui fera réaliser My Son John et son tout dernier long, Une histoire de Chine. Mais là encore, comment ne pas voir dans le premier une œuvre traitant de l’amour inconditionnel d’une mère ? Tandis que dans le second, McCarey reprendcertes la figure du père O’Malley, mais pour l’inquiéter et enregistrer la mise en échec des valeurs qui triomphaient vingt ans avant. Le titre original de ce dernier film pourrait être le parfait sous-titre à cette œuvre globale exaltée et inquiète, immensément drôle et tragique : Satan Never Sleeps.
Rétrospective Leo McCarey Jusqu’au 24 septembre à la Cinémathèque française, Paris XIIe