Splendeur plastique et planante, Les Moissons du ciel, de Terrence Malick, resurgit des limbes seventies du cinéma. Avare de dialogues, le film fut un échec commercial qui plongea le réalisateur dans une retraite de vingt ans. Il contient pourtant déjà ce qui fera la beauté de La Ligne rouge ou du Nouveau Monde.
Avec Jean-Luc Godard, il a été le grand absent du dernier Festival de Cannes. Mais si JLG était malgré tout présent par le biais de son Film Socialisme, ce qui est quand même l’essentiel dans un festival de cinéma, Terrence Malick était off Croisette, The Tree of Life n’étant pas encore prêt. Ce lapin de Malick était prévisible. Conforme en tout cas à la légende d’un cinéaste qui a toujours soigné ses films pendant de longs mois et qui a laissé passer vingt années entre son deuxième film (Les Moissons du ciel, 1978) et son troisième (La Ligne rouge, 1998), cas unique dans l’histoire du cinéma.
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Le temps malickien ne paraît pas se régler sur le temps universel : telles certaines peuplades primitives qui se calent encore sur les cycles des saisons ou des planètes, l’horloge malickienne semble tourner à son propre rythme intérieur, beaucoup plus ample et lent que celui de la société contemporaine. Ainsi Le Nouveau Monde (2005) nous a paru succéder rapidement à La Ligne rouge alors que sept nouvelles années séparaient les deux films. Si jamais nous voyons The Tree of Life avant 2012, nous pourrons considérer que le cinéaste s’est fait violence pour speeder.
En attendant, on a l’occasion de voir ou revoir Les Moissons du ciel, sans doute son film le plus ignoré. Trop ancien pour être connu des jeunes spectateurs, loin d’être aussi mythique et réédité que son premier film La Balade sauvage (Badlands) en 1973, Les Moissons du ciel est un bel objet poétique et pictural, étrange et imparfait, qui resurgit des limbes seventies du cinéma.
En 1978, Terrence Malick est un cinéaste culte, l’un des plus secrets et prometteurs de la génération auteuriste, cinéphile et rock’n’roll du “nouvel Hollywood”. Il n’a réalisé qu’un seul long métrage, mais l’un des plus beaux et marquants qui soient, à ranger à côté des nouveaux classiques de son temps que furent Mean Streets, Délivrance, Macadam à deux voies ou Bonnie & Clyde… La Balade sauvage racontait la cavale d’un couple de tueurs en série avec une douceur quasi irréelle. Signe de son impact, ce film allait inspirer à Bruce Springsteen le titre d’une de ses chansons (Badlands), puis le texte d’une autre (Nebraska).
Cinq ans après ce coup de tonnerre assourdi, la planète cinéphile attendait que le maverick transforme l’essai. Les Moissons du ciel met aux prises deux hommes et une femme, nouant classique trio amoureux et différences de classes sociales, dans le contexte rural et agricole de la fin du XIXe siècle, quand le Far West finissant laissait progressivement la place à la civilisation industrielle.
Bert Schneider, le producteur hippie rock d’Easy Rider, deale avec la Paramount pour produire ce nouveau Malick qui s’annonce comme un film historique en costumes, un western élégiaque où la lutte des classes remplacerait l’affrontement entre cow-boys et Indiens. Schneider garantit qu’il paiera tout dépassement de budget, ce qui lui permet d’obtenir en échange le final cut et la liberté artistique sur le tournage.
Malick aurait voulu engager John Travolta pour le rôle de Bill, l’ouvrier agricole, misant sur son aptitude à incarner un prolétaire, mais l’Italo-New-Yorkais fiévreux du samedi soir n’était pas libre. Le cinéaste envisage alors Al Pacino, Dustin Hoffman, puis opte finalement pour le charmant débutant Richard Gere, grand admirateur de La Balade sauvage. Sam Shepard sera le propriétaire terrien beau et triste que Bill voudra gruger. Le rôle d’Abby, la femme qui balancera entre les deux hommes, reviendra à Brooke Adams, belle brune aux lèvres tombantes à la Jeanne Moreau, dont la carrière ne donnera pas grand-chose par la suite. Enfin, Linda Manz jouera la petite soeur ado de Bill et la narratrice du film. On reverra le visage étrangement taillé à la serpe de Linda Manz dans Garçonne (Out of the Blue) de Dennis Hopper, puis beaucoup plus tard, dans le country-punk Gummo d’Harmony Korine.
Mais sur ce projet-là, les deux collaborateurs de Malick les plus importants sont sans doute les chefs opérateurs, Nestor Almendros et son assistant Haskell Wexler. Au moment d’être engagé par Malick, Almendros est le directeur photo de la Nouvelle Vague française, celui qui a éclairé maints films de Truffaut (L’Enfant sauvage, Les Deux Anglaises et le Continent, Adèle H…), Rohmer (Ma nuit chez Maud, Le Genou de Claire, L’Amour l’après-midi…), Schroeder (More, La Vallée…), Eustache (Mes petites amoureuses), Pialat (La Gueule ouverte).
Cette collaboration Malick-Almendros symbolisait la circulation féconde qui existait à l’époque entre cinémas européen et américain et l’influence de la Nouvelle Vague sur le nouvel Hollywood. Seuls parmi les grands cinéastes américains d’aujourd’hui, un Tarantino ou un Jarmusch perpétuent ce mélange entre les continents et les cinémas. Pour Malick, Almendros est sans doute un directeur photo prestigieux, mais en 1976, le grand chef op espagnol commence à connaître des problèmes de vue. On raconte qu’il faisait prendre des Polaroid de la scène à tourner par un assistant puis examinait le cliché avec une loupe.
Le second chef op n’est pas n’importe qui non plus : Haskell Wexler a déjà travaillé sur Dans la chaleur de la nuit, L’Affaire Thomas Crown, Vol au-dessus d’un nid de coucou, Le Retour… Plus tard, il se plaindra, estimant ne pas avoir été bien crédité pour son travail sur Les Moissons du ciel alors qu’il affirmait avoir tourné la majorité des plans. Quelle que fut la part de mérite respective de Wexler et Almendros, la photo du film est splendide et centrale. Malick souhaitait faire un film très visuel, un poème cinématographique qui raconterait une histoire par l’image plutôt que par les mots.
Au milieu du tournage, il bazarde le scénario originel et décide de trouver son histoire en tournant, un choix qui rappelle ceux de la Nouvelle Vague. Autre choix visuel important, Malick veut shooter la majorité des scènes entre chien et loup, à l’aube ou au crépuscule, quand la lumière est la plus belle, magique et mystérieuse : Les Moissons du ciel est une splendeur plastique.
Les choix non conventionnels du cinéaste suscitèrent des tensions. On raconte que Richard Gere a failli quitter le tournage : il considérait Malick comme un indécis et lui reprochait de mal diriger les acteurs. Malick privilégiait les plans d’ensemble, réduisait les dialogues au strict minimum, s’intéressait davantage à la communauté et à l’humain resitué dans son vaste environnement qu’aux individus. On peut comprendre que Gere ait pu se sentir délaissé. Malick envisageait les acteurs comme les rouages d’un ballet plutôt que comme des personnages à creuser.
Tournage et montage excédèrent largement les plannings prévus : difficile pour le producteur Bert Schneider qui s’était engagé à couvrir les dépassements avec ses finances personnelles. Malick a quand même terminé son film. Les Moissons du ciel arrive en France en mai 1979. Il obtient le prix de la mise en scène au Festival de Cannes, puis l’oscar de la meilleure photographie. Les critiques sont bonnes mais le grand public y reste peu sensible. C’est un succès d’estime en France, un échec commercial aux Etats-Unis. Déjà silencieux dans les médias, Terrence Malick entrera ensuite dans sa fameuse retraite cinématographique de vingt ans.
En revoyant le film ces jours-ci, on peut en partie comprendre les raisons de son échec commercial. Très pictural mais peu bavard, jouant de l’ellipse, plus fort sur les plans larges et les scènes collectives que dans les séquences intimistes, Les Moissons du ciel ne correspond en rien aux canons habituels d’un cinéma américain, en général fondé sur des récits forts, des scénarios carrés, des dialogues explicites et des performances d’acteurs extravertis, giclant de l’écran.
Malick filme avec génie les champs de blé, les ciels changeants, le travail collectif, place humains ou animaux dans ses cadres avec la maestria du peintre qui distribue ses couleurs dans un tableau. Il a plus de mal à donner épaisseur et chair à ses personnages, comme à leurs relations et rapports de force. En même temps, on ne peut s’empêcher de penser que cette distanciation (soulignée par la voix off, motif récurrent chez Malick), cette façon de ne pas surligner un scénario tracé en pointillés ou de dessiner un personnage en deux coups de crayon relevaient de la volonté du réalisateur, que cette évanescence du récit définissait son style et sa modernité.
Ce recul, ce refus de la trivialité du quotidien, cette recherche d’une réalité qui dépasse l’homme marqueront La Ligne rouge et Le Nouveau Monde et définissent le style Malick : mix de rumination philosophique, de bouffées élégiaques, d’aspiration panthéiste et de trip planant.
Mais si Malick est unique, il s’inscrit aussi dans le cinéma américain de son temps. Les Moissons du ciel débute dans une aciérie, comme Voyage au bout de l’enfer, et se poursuit dans les grands espaces, comme La Porte du paradis. Voyage au bout de l’enfer s’intitule en VO The Deer hunter (“le chasseur de daim”) et l’on trouve plusieurs plans de daims chez Malick. Les titres anglais des Moissons du ciel et de La Porte du paradis sont également proches (Days of Heaven et Heaven’s Gate). Malick et Cimino partageaient un même lyrisme, un même rapport mélancolique à l’histoire de l’Amérique et à sa violence native, une même interrogation devant leur peuple écrasé par les grands espaces difficiles à domestiquer, tiraillé entre le ciel et la terre, la Bible et le flingue, l’enfer et le paradis.
Les Moissons du ciel de Terrence Malick, avec Richard Gere, Brooke Adams, Sam Shepard (E.-U., 1978, 1 h 35)
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