Un projet de Raoul Ruiz dans la lignée feuilletonesque de Mystères de Lisbonne, porté à l’écran avec une belle aisance romanesque par celle qui partageait sa vie.
Le premier sentiment éprouvé devant Les Lignes de Wellington (quel titre magnifique, évoquant aussi bien un roman d’aventures, une bataille à l’ancienne, qu’une théorie scientifique ou poétique), c’est ce goût de l’enfance, indispensable dans le plaisir cinéphile.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le film de Valeria Sarmiento rappelle ces films à grand spectacle de jadis, Les Trois Mousquetaires, Le Capitan, Guerre et Paix, Waterloo, que l’on dégustait les jeudis après-midi ou samedis soir à la télévision ou au cinéma
du quartier.
Mais, loin d’être confite dans la nostalgie, Sarmiento revivifie ce cinéma “dernière séance” au contact d’un feuilleté scénaristique digne des séries les plus complexes et d’une forme de sécheresse dans la mise en scène qui préserve son classicisme de l’académisme ou de la pompe antiquaire.
On sait que la cinéaste a repris là un projet initié par Raúl Ruiz, d’où quelques liens de parenté avec le chef-d’œuvre Mystères de Lisbonne : même scénariste (Carlos Saboga), même producteur (Paulo Branco), même ampleur feuilletonesque, même génie sensuel de la langue, des paysages et des villages portugais.
En revanche, Sarmiento se montre moins baroque, moins labyrinthique, moins gigogne que son défunt compagnon cinéaste. Pas de sauts dans le temps ou de récits dans le récit dans Les Lignes de Wellington, mais une dramaturgie “au présent” qui ne mélange pas les temporalités, seulement les microhistoires se tressant au sein du grand récit de la guerre napoléonienne au Portugal. Si Ruiz était volontiers proustien, Sarmiento serait plutôt stendhalienne.
Les armées françaises ont donc envahi la Lusitanie et marchent vers Lisbonne. Sous le commandement du maréchal Wellington, les troupes anglo-portugaises battent volontairement en retraite jusqu’à un réseau de lignes fortifiées dans les collines de Torres Vedras, aux alentours de Lisbonne, où les Français seront théoriquement encerclés et défaits.
Ce grand récit du stratège Napoléon piégé par plus rusé que lui est incarné par de multiples petites histoires naissant au cours de la débâcle provisoire. Une femme qui a perdu son mari lieutenant est délicatement courtisée par un lieutenant collègue du défunt. Un vendeur ambulant recherche son épouse disparue. Une jeune Anglaise veut coucher avec les officiers. Un soldat blessé et fuyard est recueilli par une grande bourgeoise esseulée, puis par une bonne sœur au visage lumineux. Des familles fuient le front. Des pillards rôdent. Des hommes jouent double jeu. Un Franco-Portugais qui a choisi une allégeance se retrouve pris par l’autre camp et fusillé…
Avec un sens jamais pris en défaut du rythme, de l’équilibre des séquences intimes et collectives, du fourmillement de récits (tous menés avec clarté à leur terme), de la direction d’acteur et d’une beauté plastique qui ne cède jamais à la vanité picturale, distillant de subtiles touches d’humour et de modernité anachronique (bref et somptueux
face-à-face Huppert-Deneuve, apparition de Chiara Mastroianni en hussarde, savoureuse composition de Malkovich en Wellington désagréablement imbu de lui-même…), Sarmiento déploie les mille actes de vilénie et de courage, les mille moments de veulerie ou de noblesse qui s’exacerbent en temps de guerre, réglant aussi tranquillement son compte à une page peu glorieuse du passé de la France.
Magnifique film de guerre et d’aventures en costumes, Les Lignes de Wellington ne parle-t-il d’ailleurs que du passé ? Ces scènes de populations jetées sur les routes n’évoquent-elles pas d’autres images récurrentes de l’histoire et de l’actualité ? Ce carton, qui dit sur fond de paysage spectral que les armées napoléoniennes ont laissé derrière elles un pays exsangue, ne fait-il pas penser au Portugal d’aujourd’hui et à ces pays dévastés par la spéculation économique et financière ? Une image est-elle réductible à ce qu’elle semble montrer ou s’étend-elle à la polysémie d’images voisines qu’elle porte potentiellement en elle ?
Gageons que Valeria Sarmiento y a forcément songé et que son film, tout historique et romanesque qu’il soit, charrie dans le filigrane de son inconscient d’autres guerres plus contemporaines.
{"type":"Banniere-Basse"}