[Les Introuvables du cinéma 5] Suite de la série sur les grands films-fantômes de l’histoire du cinéma. En 1967, Hitchcock devait tourner “Kaleidoscope”, un sex-thriller pop où il poussait dans le rouge (sang) ses audaces de “Psychose”, et entrait dans la modernité pop sur un mode cruel et gore. Empêché d’aller au bout de son audace, Hitch s’est vengé en tournant un nanar, “L’Etau”…
Une fois n’est pas coutume, évoquons un film qui n’a jamais existé, mais qui fut longuement préparé et pour lequel on dispose de documents photographiques et d’essais : Kaleidoscope, projet qu’Alfred Hitchcock aurait dû tourner à New York, en plein Summer of Love, en 1967, et qui aurait pu être son œuvre la plus crue et gore… si on le lui avait permis. Il faut rappeler que le premier vrai génie du crime dans le cinéma mondial c’est bien cet Anglais bedonnant aux faux airs d’employé de bureau. Il a ouvert à voie à tous les Argento, De Palma, Fulci, Carpenter, etc. Ses plaisanteries favorites avaient souvent une tonalité glaçante. Peter Bogdanovich, raconte dans Les Maîtres de Hollywood qu’en 1964 il se trouvait dans l’ascenseur de l’hôtel St. Regis à New York avec Hitchcock, qui prenait un malin plaisir à choquer les clients en narrant à haute voix d’horribles histoires de gens baignant dans le sang.
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Sex-thriller (pop) avant la lettre
Après Psychose, premier grand coup de tonnerre du thriller horrifique, puis Les Oiseaux, Hitch s’était laissé embarquer dans des aventures moyennement satisfaisantes, commercialement du moins, comme Marnie et Le Rideau déchiré. Parallèlement, il avait découvert Blow Up d’Antonioni, dont les inventions l’avaient rendu jaloux. De plus, il se sentait un peu libéré par le climat (permissif) de l’époque. Libération sexuelle et tutti quanti… A 68 ans, Hitch était résolu à essayer quelque chose de plus aventureux, de moins guindé, loin des studios, avec des comédiens inconnus. Il voulait se refaire en frappant un grand coup avec un sex-thriller pop, qui aurait pu préfigurer American Psycho avec vingt-cinq ans d’avance. Son idée initiale était de tourner un prequel de L’Ombre d’un doute, son film préféré : la genèse d’un serial-killer. Hitchcock avait commencé à s’intéresser au sujet en 1964.
Histoire d’eau façon Alfred H.
Pour se documenter, il avait puisé dans trois affaires britanniques, celles de Neville Heath, assassin sadique exécuté en 1946, John George Haigh, le “tueur du bain d’acide”, et l’étrangleur John Reginald Halliday Christie, pendu en 1953. Après avoir tenté de travailler avec divers auteurs, dont Robert Bloch, auteur du roman Psychose, Hitch s’était rabattu sur un vieux comparse de sa période anglaise, Benn Levy. Ils avaient concocté ensemble l’histoire de Willie Cooper, jeune body-builder gay qui attirait des femmes près de plans d’eau pour les assassiner. Le premier meurtre se déroulait à côté d’une cascade. L’eau était une sorte de gimmick, agissant sur le tueur comme un déclic. Le cinéaste avait fait des recherches et des repérages pendant trois mois, prévoyant un crime à Central Park, une scène d’action dans le Shea Stadium et la poursuite du tueur sur des navires de guerre. (On parle aussi d’un final dans une raffinerie de pétrole).
Un sexagénaire trop audacieux pour Hollywood
Mais Hitchcock n’était pas entièrement satisfait. Après avoir travaillé quelques mois avec Levy, celui-ci rentra en Angleterre et Hitchcock poursuivit son travail avec deux autres scénaristes, Howard Fast et Hugh Wheeler. Malgré cela, il semble que le script butait sur le fameux troisième acte. Une des solutions imaginées, celle d’une femme-flic servant d’appât au tueur, semblait trop cliché au cinéaste. Il abandonna le projet. Mais la vraie raison de l’échec était que Lew Wassermann, le boss de MCA (qui englobait Universal), refusa de suivre le cinéaste anglais sur la pente dangereuse du gore et du sexe, que ce soit tendance ou pas … Ce n’était pas une question d’argent puisque le cinéaste avait budgété le film à 1 million de dollars, ce qui même à l’époque restait assez modeste (il n’y avait pas de stars dans le casting).
Scènes de meurtre fashion
Il semble que le coincé François Truffaut, à qui Hitch avait envoyé le script, ait aussi eu du mal à en digérer le sexe et la violence. D’après l’historien Dan Auiler, “les vingt premières minutes montraient un des meurtres les plus brutaux jamais imaginés dans un film américain”. Evidemment, le cinéaste était trop en avance. Pour concrétiser ce qu’il recherchait, il mit en scène des photos préparatoires avec des comédiens inconnus (voire même, selon certains, des amateurs castés dans la rue), réalisées par Arthur Schatz du journal Life. Des scènes de crime très fashion (on pense parfois au travail d’un Guy Bourdin), avec la plupart du temps des corps nus féminins en situation et le tueur dans le tableau. Ces images saisissantes seront complétées par des tests en 16mm, d’une durée de cinquantaine de minutes (mais sans son).
Les tests sexy du Maître
On ne peut en voir actuellement sur la Toile qu’un échantillon d’une minute, furieusement alléchant, qui démontre que le cinéaste aurait à coup sûr donné un coup de jeune à son cinéma et peut-être à tout Hollywood si on lui avait laissé les coudées franches. Ces quelques plans, libres et modernes montrent à quel point il aurait pu mêler avec grâce érotisme et hédonisme. Au lieu de Kaleidoscope, Hitch s’embourba dans une bouse, L’Etau, mascarade d’espionnage sans rime ni raison. L’autre titre de Kaleidoscope était Frenzy. Hitchcock ne s’avouait pas battu et se relança quelques années après dans un second Frenzy, cette fois à Londres, en reprenant en gros le principe de Kaleidoscope. Ce fut son dernier coup de maître. Mais on aurait préféré voir la version pop-gore des sixties américaines à ce retour aux origines où Hitchcock n’était plus tout à fait dans son élément.
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