Près de vingt-cinq ans après son premier film, Tarantino propose une variation sur Reservoir Dogs, catapulté en western.
Deuxième incursion, pour Quentin Tarantino, dans ce genre western où il avait de toute façon toujours habité, bien avant d’en adopter concrètement l’univers (en 2012 avec Django Unchained). Toujours habité, que ce soit par ses gimmicks maniéristes, par sa clique de gangsters nomades à la gâchette légère, ou même par ses intrigues de semi-huis clos, d’état de siège, de revenge movie, etc. – en fait dès Reservoir Dogs, son film le plus apparenté à ces Huit Salopards…
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Cela a beau être son deuxième western d’affilée, c’est tout de même un Quentin Tarantino assez changé qui se présente à nous. Car là où un œil distrait verra une continuité, il faudrait plutôt parler d’une veine nouvelle pour le réalisateur : un cinéma au souffle à la fois lourd et très économe, d’une torpeur et d’une sorte de placidité analytique très peu vues chez lui. Les Huit Salopards, qui s’est longtemps fait attendre à cause notamment d’un scénario qui avait fuité début 2014, n’a rien de la réécriture joviale de l’histoire opérée par Django, et avant lui par Inglourious Basterds ; pas plus qu’il ne partage leur aspect foutraque, pyromane, déliré.
Ralentir la cadence
Ici, au contraire, une formidable lenteur est de mise, un poids qui leste chaque réplique, chaque plan, comme si une force inhabituelle de concentration avait présidé à toute la fabrication du film et s’abattait sur lui, le forçant à se voûter, à bégayer, à freiner sa cadence. Le tracé, en apparence, est simple : un premier acte en pure rétention (longue et fascinante partie de poker menteur entre les occupants d’une auberge au milieu des neiges), puis un second logiquement consacré à la mise à feu des charges patiemment disposées au préalable (les soupçons s’épaississent et les colts s’actionnent).
Canevas simple, limpide, et élégamment ponctué par des effets d’énonciation très solennels, Tarantino semblant vouloir renouer avec des forces primitives de la fiction, et avec un principe de spectacle grandiloquent à la fois très ambitieux et très archaïque : longue ouverture musicale sur écran-titre, façon Spartacus (il faut d’ailleurs citer la partition absolument sidérante, plus stravinskienne que jamais, qu’Ennio Morricone a composée pour sa première collaboration originale avec le cinéaste) ; chapitrage méticuleux, annonçant comme un livret d’opéra les grandes lignes de chaque nouvelle partie ; monologues détaillés, poursuivant l’avancée de l’intrigue comme la patiente instruction d’un cas judiciaire.
Un art consommé de la plaidoirie
Car justement, jamais le cinéma de Tarantino n’a autant ressemblé à un tribunal. Dans l’auberge de Minnie, le silence est d’or et la parole ne circule que pour redistribuer les rôles symboliques de l’avocat, de la victime et du suspect, soigneusement réajustés pour des personnages qui manient tous à leur façon la langue avec un art consommé de la plaidoirie, préparant longuement leurs démonstrations, détaillant les preuves, les exemples, les soupçons, prenant à témoin tel ou tel autre occupant.
Cette langue raide, patiente, réfléchie, est presque le sujet du film : point limite de la réputation de “fin dialoguiste” éternellement associée à Tarantino, puisqu’ici elle tire vers une abstraction, vers une théâtralité totalement déconcertante, opérant jusqu’à l’absurde d’étranges répétitions (“You telling me you got a letter from the president Lincoln ?!”), appliquant même parfois de très curieux effets de ralentis sur certaines répliques.
Quant à savoir de quel tribunal il s’agit, même si le film est introduit par le plan d’un Christ enseveli par la neige au-delà duquel ne peut bien sûr se jouer qu’une variation sur le jugement dernier, on est bien sûr tenté d’y voir celui de la faune tarantinienne elle-même, une sorte de buffet des anciens Reservoir Dogs réunis pour déterminer qui parmi eux mérite encore le salut – évidemment, personne, mais pour le prouver il n’y avait pas d’autre moyen que ce long et sidérant exposé, œuvre à la fois bouffonne, méditative, rusée et extrêmement rigoureuse, et sans doute un des films les plus fascinants de QT.
Les Huit Salopards de Quentin Tarantino (E.-U., 2015, 2015, 2h47)
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