En observant les choses et les êtres dans un coin perdu du Groenland, Ariane Michel poétise le réel et flirte avec le fantastique.
Lorsqu’on dit d’une personne qu’elle fait penser à un extraterrestre ou d’un paysage qu’il est lunaire, on exprime quelque chose d’irréductiblement étranger à notre nature et à notre conception humaine. D’une certaine façon, on pourrait rapprocher ce film tourné dans le désert groenlandais des Montagnes hallucinées de Lovecraft, récit fantastique qui débute par la relation d’une expédition scientifique en Antarctique : “… Ils montèrent inexorablement dans le ciel occidental, nous laissant discerner les différents sommets nus, désolés, noirâtres, et saisir le sentiment bizarre d’imaginaire qu’ils inspiraient dans la lumière rougeâtre de l’Antarctique, avec en arrière-plan le défi des nuages irisés de poussière de glace.” (…) “L’éclat voilé de cet arrière-plan de nuages effervescents suggérait l’ineffable promesse d’un vague outre-monde éthéré bien au-delà de la spatialité terrestre, et rappelait effroyablement le radical isolement, la mort immémoriale de cet univers austral vierge et insondable.”
Sans dramatiser comme le grand écrivain américain, la cinéaste Ariane Michel suscite ce sentiment d’étrangeté dans Les Hommes, fruit d’une expédition naturaliste à bord du bateau Tara, à laquelle elle participa en 2004. Mais au lieu d’en livrer comme Lovecraft un compte-rendu journalistique (c’est-à-dire un récit littéraire et discursif), elle opte pour le parti pris inverse : ne pas chercher à comprendre, à expliquer, à imposer un point de vue humain. Au contraire, elle obscurcit la situation en se tenant éloignée des choses et des êtres. Si quelque chose survient dans son cadre, cela ne semble guère prémédité ; du moins, elle ne fait rien pour reconstituer le puzzle de l’action à laquelle on pourrait assister (passage d’un ours ; crapahutage d’un biologiste dans les rochers).
La caméra et le regard se minéralisent. Le film n’est pas pour autant une simple abstraction, un regard vague et dépassionné sur le réel. Il y a même une sorte de progression narrative qui peut, de loin, et sans faire de hiérarchie entre minéraux, animaux et humains, s’assimiler à une genèse, au sens biblique du terme. D’abord une sorte de chaos indistinct : des pierres, de l’eau, de la glace, puis des formes de vie plus évoluées (ours, morses, bœufs musqués), puis “les hommes”. Mais même ces bipèdes, des scientifiques scrutateurs et fouineurs, sont aussi énigmatiques que les animaux. Ils soulèvent des cailloux, les reposent, mesurent des œufs (mesurer des œufs ?), puis repartent un peu plus loin. Vanité de l’homme à la recherche d’un sens et d’une logique que la religion a échoué à lui fournir…
La parole, quasiment exclue, fait une timide apparition, sous forme d’énumération de noms latins de végétaux. Puis les choses se précisent – plus d’humains, plus de mots –, mais sans jamais devenir très explicites, familières. Voilà donc, loin de tout prosaïsme, un bel exemple de poésie concrète.