Entre 53 et 59, Douglas Sirk a tourné une série de mélodrames incandescents, partagés entre fascination éblouie et critique virulente de l’Amérique. On peut revoir cinq de ces films merveilleux où Sirk poussait les figures du genre jusqu’à leur point de rupture : tout un art du paroxysme qui régénérait clichés et archétypes.
Le mélodrame connaît deux modes d’appréciation privilégiés : les pleurs de l’âme sensible et le sourire narquois de l’esprit fort qui se délecte d’une forme quelque peu désuète (violons, dilatation des scènes, couleurs vives, tout ça) au nom d’un art d’aimer supérieur qui consiste à apprécier des choses laides ça s’appelle le goût du kitsch. Comme Douglas Sirk symbolise assez bien le mélodrame hollywoodien (romantic drama en VO), qu’il le porte à son apogée et qu’il l’achève, on comprendra que ces deux attitudes antithétiques l’une légitime mais insuffisante, l’autre désastreuse se radicalisent face à son uvre. Elles exacerbent la fureur de celui qui prend ceci très au sérieux et qui ne peut voir dans le manque de respect accordé au mélodrame qu’une entreprise de liquidation du cinéma dans son ensemble. Aussi, l’admirateur de Douglas Sirk est-il en constante recherche d’alliés qui n’ont besoin ni de Dallas ni de nostalgie pour clamer leur fascination face à Ecrit sur du vent ou Le Temps d’aimer et le temps de mourir. L’allié est bien sûr R. W. Fassbinder : « Aucun d’entre nous, ni Godard, ni Fuller, ni moi, aucun n’approche de Douglas Sirk… J’ai vu six films de Douglas Sirk. Au nombre desquels se trouvent les plus beaux films du monde. » Mais aussi, pourquoi pas, T. S. Eliot (peu importe qu’il ait ou non vu un film de Sirk) qui rappelait en 1927 que les meilleurs romans du xixe siècle étaient mélodramatiques, qu’entre ceux-ci et les livres à sensation « il existait une différence de qualité ou de degré mais non de nature » et que « le mélodrame cinématographique avait remplacé le mélodrame théâtral du siècle précédent » (in Le Mélodrame hollywoodien de Jean-Loup Bourget). Car si la défense de Sirk doit passer par une défense du mélodrame, c’est que, parmi ceux qui s’y sont illustrés, il apparaît comme celui qui en a le moins subi les conventions dans la mesure où il les a voulues, y a réfléchi, en a eu besoin pour donner à son cinéma l’ampleur souhaitée et que rarement les conditions d’une uvre auront autant été celles d’un genre. » Richard III est pratiquement un mélodrame, dit-il. (…) L’Orestie, n’est-ce pas un mélodrame ? Ce qui advenait alors entre rois et princes, on l’a depuis transposé dans le milieu de la bourgeoisie. Et les intrigues restent profondément analogues. C’est une forme d’art absolument traditionnelle, nécessaire, je crois, et merveilleuse. » Ainsi, de 1953 à 1959, Sirk réalisera pour la Universal dix mélos majestueux (dont certains sont des remakes de films des années 30 de John Stahl), admirablement scandés, violents, lucides jusqu’à la cruauté, qui seront pour lui une deuxième naissance au cinéma après ses mélos allemands d’avant-guerre et quinze années d’hésitations hollywoodiennes. Cette série de films réalisés avec une équipe stable (Dorothy Malone, Robert Stack, Jane Wyman, Rock Hudson à l’interprétation, Russell Metty à la caméra), en tant qu’éclosion tardive mais souveraine dans une rhétorique établie, n’est pas sans évoquer les grands westerns d’Anthony Mann.
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Intellectuel européen jusqu’au bout des ongles (école navale, philo, droit, histoire de l’art avec Panofsky puis mises en scène de théâtre à Berlin), Sirk a été fasciné très tôt par l’Amérique, qui fut surtout pour lui un choc esthétique, quelque chose comme une fusion entre lignes sportswear, constructions de F. L. Wright et paysages d’une grande prodigalité. Une image idéelle de la puissance et de la vitalité, de la fulgurance, que l’on retrouve dans les séquences d’ouverture inoubliables du Secret magnifique et d’Ecrit sur du vent : compositions quasi abstraites à la gloire de la vitesse où une trace rouge (hors-bord) ou jaune (voiture de sport) scinde des espaces bichromes. La passion de Sirk pour l’Amérique s’est tout entière incarnée dans la plastique de ses films, un reflux nostalgique dans l’image et dans l’objet, nostalgie dont il a conscience et qu’il pointe lorsqu’il ironise sur la nature de l’attachement des personnages aux objets Dorothy Malone caressant distraitement une maquette de derrick, Stack et ses mécaniques rutilantes. En revanche, les récits révèlent une méfiance de tous les instants, une critique acerbe vis-à-vis de son nouveau pays. Critique des patriarches, des grands pionniers, uniformément dépeints comme des hommes en armes (Ecrit sur du vent), peur des enfants, des jeunes bourgeois, comme source de toutes les condamnations morales et de tous les conservatismes (Tout ce que le ciel permet, Demain est un autre jour), horreur devant le racisme fondamental d’une société qui pousse une jeune métisse à la haine de soi et devant un système qui accule tout le monde a des formes variées de prostitution (Mirage de la vie). Si malgré cette virulence, le cinéma de Sirk est souvent taxé d’angélisme, c’est que, dans un art achevé de l’ironie et de l’ambivalence, les figures du Mal sont toujours comprises dans le film, par les protagonistes, comme celles du Bien. Ainsi, Rock Hudson est-il en apparence, dans Le Secret magnifique et Ecrit sur du vent, l’archétype de l’homme bon à qui le destin donne finalement raison. Mais on peut surtout voir en lui la pire des crapules, l’homme du ressentiment, l’horrible coucou qui, au nom du bon sens ou des idéaux ascétiques, s’installe dans le nid du méchant, le tue ou le pousse au suicide et lui prend sa femme et ses biens. A partir de situations bibliques apparemment lues dans le bon sens (le Bien triomphe du Mal), Sirk analyse de manière froide, non sentimentale, toutes les implications de ces situations et les retourne, instaurant ainsi la plus redoutable critique des valeurs. Sur ce point, Le Secret magnifique est stupéfiant : relatant le devenir-saint de son héros, Sirk signale la contradiction inhérente à tout idéal de sainteté. L’ascète ne s’isole que pour accroître sa visibilité, revendiquant un désir d’effacement mais recherchant activement le pouvoir ; le culte du secret pratiqué par Hudson est parfaitement démenti par sa véritable obsession, effectivement secrète celle-là, qui est d’avoir toujours un public, limité mais suffisant pour pouvoir témoigner et alimenter sa légende. Il n’y a donc d’actes qu’intéressés et susceptibles d’être vus par un public et, à ce titre, la dernière scène du film, où Hudson opère la femme qu’il aime sous le regard surplombant mais magnanime d’une présence démiurgique, est affolante de piété et de lucidité sur la nature de cette piété. Dans cette situation archétypale du mélodrame (cécité + sauvetage + un public) et de la piété (le Père, le Fils et le Saint-Esprit qui se baladent dans le bloc chirurgical), Sirk montre clairement l’identité de nature entre pathétique (regardez-moi mourir !) et religiosité. Dans une telle scène, le cliché n’est plus un outil du mélodrame mais son objet même, et si les films de Sirk ne sont pas sentimentaux, ils accomplissent l’effort considérable d’aller au c’ur du pathétique, de développer les situations mélodramatiques à leur paroxysme. « Ma première réaction au Secret magnifique a été d’incrédulité et de découragement. Pourtant, j’étais attiré par un je ne sais quoi d’irrationnel. Un élément de folie, d’obsession. Car on fait difficilement mieux dans le genre dément », explique Sirk. Bien des scènes chez lui ont cette force et cette folie qui consistent, par l’accumulation des figures mélodramatiques, à régénérer le cliché et à lui conférer l’aura d’une image originelle. Ainsi, l’accident d’avion de Robert Stack dans La Ronde de l’aube, autre film merveilleux, où le sentiment d’impuissance face à la mort est créé par le dédoublement de la figure de la ronde : un enfant prisonnier d’un manège assiste, sous la forme de cercles aériens fatals, à la mort de son père.
Dans ses meilleurs moments, Sirk a créé une sorte de réalisme fantastique qui continue d’irriguer les grandes formes du mélodrame jusqu’à, par exemple, l’Elephant man de David Lynch.
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