Le réalisateur du “Nom des gens” orchestre un hommage amoureux à la chanson française tout prolongeant son regard acéré sur les rapports de classe.
Après Le Nom des gens (2010), Télé gaucho (2012) et La Lutte des classes (2019), qui interrogeaient d’un regard aussi tendre que perçant les rapports de classe, Les Goûts et les Couleurs nous plonge dans le monde précaire des professionnel·les de la culture et continue d’ausculter les fractures qui agitent la société française.
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Comme son nom l’indique, l’étude au centre ne sera plus tant la gauche progressiste, figure omniprésente du cinéma de Michel Leclerc, mais celle de l’horizontalité ou non des inclinaisons artistiques. Un disque de Barbara vaut-il un disque d’Angèle ? Une chanson de Christophe, un single de Julien Doré ? Une interrogation à laquelle se confronte quotidiennement tout critique d’art dont la position même d’arbitre culturel le persuade de détenir, à tort ou à raison, le monopole du bon goût. Sur ce sujet, le film exprime avec justesse qu’un corps social domine en même temps qu’il peut être dominé et illustre ce que Bourdieu dénommait “la violence symbolique”.
Les chansons restent
C’est le cas de Marcia, son personnage principal, incarnée avec finesse et légèreté par Rebecca Marder. Chanteuse idéaliste et ingénue, Marcia a du mal à vivre financièrement de son art et fait les frais d’une industrie musicale dévouée majoritairement à une logique de rentabilité. Elle détient aussi une culture raffinée qu’elle veut transmettre à Anthony (Félix Moati), jeune garçon amateur de musique mainstream. De façon involontaire et inconsciente, elle indique par ce geste qu’elle possède un sens esthétique supérieur, créant un rapport asymétrique avec celui-ci. Le film ne fera d’ailleurs aucun plan sur la comète. Sans être résigné, il ne croit pas à une réconciliation de classes sur le champ.
Pertinent mais un brin didactique, le film aurait pu s’apparenter à un petit manuel de vulgarisation sociologique et y trouver sa limite. C’est là que Leclerc a l’intelligente intuition de télescoper son étude de classe à l’architecture d’un véritable et généreux film musical.
Dans une approche similaire de celle de Guy d’Alex Lutz (2018), le film s’imagine ainsi la biographie d’une star de rock des années 1970 : Daredjane. Quelque part entre Catherine Ringer, Patti Smith et une Gainsbarre au féminin, cette grande icône désormais délaissée du grand public décède au début du film ; Marcia et Anthony, l’ayant droit de l’artiste, vont devoir orchestrer son héritage. Avec un véritable savoir-faire, le film fait renaître le visage et l’œuvre de l’artiste en déroulant ses différents clips produits tout au long du récit. Ressurgit alors sur l’écran avec malice et émotion toute une histoire de la chanson française : des années yéyé, de la pop façon Elli et Jacno, jusqu’aux années funk et enfumées de Love on the beat.
Le film aura beau vaciller lors du dernier quart de son récit (portrait un peu paresseux de la musique mainstream qui ne laisse à celle-ci aucune possibilité de légitimement concurrencer l’œuvre de Daredjane), il peint une vibrante réflexion sur le patrimoine culturel et les potentialités de sa transmission. Ce sera d’ailleurs l’ultime leçon apprise par Marcia et Anthony : les amours partent mais les chansons restent.
Les Goûts et les Couleurs de Michel Leclerc avec Rebecca Marder, Félix Moati. En salles le 22 juin 2022.
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