Les Fleurs de Shanghai » est une drogue sous forme de film, un trip intense sur fond de cruauté.
Les Fleurs de Shanghai est d’abord un pur objet de fascination, un objet à la beauté si parfaite qu’on voudrait s’y engloutir tout entier.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
A la première vision, l’effet hypnotique déclenché par les somptueux plans-séquences de Hou Hsiao-hsien fait que le film épouse pleinement son univers de luxe et de volupté, jusqu’à devenir un véritable trip, une expérience hallucinogène qui semble abolir le temps et l’espace. On ne sait plus depuis combien de temps ça dure, qui est qui, dans quelle maison close on se trouve, on confond Rubis et Emeraude, M. Wang et M. Hu, on flotte.
Il faut donc voir Les Fleurs de Shanghai deux fois, au moins. Pour approfondir l’état de dépendance causé par sa projection et découvrir que la somptuosité ordonnée par HHH ne se satisfait pas d’elle-même, qu’elle recèle sa propre mise en cause et contient l’aveu de son minutieux agencement. Les Fleurs de Shanghai obéit donc au processus viscontien qui consiste à magnifier une cérémonie sociale pour mieux révéler la cruauté indicible de sa fonction profonde.
Récit à plusieurs voix enchâssé dans une somme de rituels immuables, le film commence par transcender le risque de complaisance décorative en refusant le plan d’ensemble pour s’attacher à des visages et des corps qui occupent des fragments de territoire. Conçus avec une grâce infinie mais sans aucune ostentation spectaculaire, les longs plans-séquences amènent à la fois le « coulé » propre à la cérémonie et le morcellement nécessaire au récit. Rythmés par les nappes et les boucles sans fin de la musique, ils découpent l’espace et les rapports entre les personnages. Ils raccordent en glissant. Ce sont eux qui dévoilent les tensions sentimentales et structurent les volumes de l’amour tarifé. Clôtures supplémentaires au sein des enclaves des femmes, ils achèvent de les transformer en enclos, en cellules de travail.
Car les courtisanes ne cessent jamais de travailler. Objets de plaisir et de rêve, de consommation et de frustration, elles assument leur rôle d’ornements fictionnels et ne peuvent interrompre, sous peine de se détruire, la représentation de toutes les facettes du désir, de la bouderie jalouse au désespoir suicidaire, de la réconciliation éplorée à la trahison éhontée. Les hommes riches viennent les voir pour vivre des romans d’amour et ainsi oublier leurs mariages arrangés plus que pour les consommer sexuellement. Si le sexe n’est jamais montré, c’est qu’il n’est pas acquis d’avance, ce serait lassant. Il n’est qu’une composante nécessaire de la griserie romanesque.
Comme la beauté, le roman a son prix. Et l’ornement, sa misère. Filles achetées et patiemment formées pour fasciner les hommes, femmes battues par leurs « patronnes » et appréciées à l’aune de leur seule productivité, les courtisanes sont des fleurs qui doivent être regardées et désirées pour continuer à être jugées utiles. Sinon elles se fanent. En décrivant la sauvagerie rouée des rapports d’argent entre les vendeuses, leurs clients et de nombreux intermédiaires, en insistant sur la cruauté de trafics de désir dignes de Koltès, HHH teinte d’âpreté l’évidente splendeur de son film. Car les hommes risquent de se lasser de toujours lire le même livre.
Entièrement dépendantes, n’existant que dans le regard souvent infidèle de leurs bienfaiteurs, les amoureuses professionnelles doivent lutter pour ne pas être abandonnées. La cérémonie est donc une lutte inégale entre ceux qui peuvent disposer librement de leurs rêves et celles qui doivent veiller à ce qu’ils ne soient jamais tout à fait satisfaits. Et le récit sera une alternance de machinations métamorphiques et de tentatives plus ou moins réussies d’un affranchissement définitif. C’est en nous gorgeant de somptueux que Les Fleurs de Shanghai dévoile la part la plus cruelle de la beauté, sa part maudite.
{"type":"Banniere-Basse"}