De son habituel matériau biographique, le cinéaste tire un film à plusieurs plateaux, du mélo tortueux à la farce galvanisante.
Autant le dire sans préambule, on retrouve avec ce film le très grand Arnaud Desplechin, celui de La Sentinelle, de Rois et reine ou d’Un conte de Noël, autant d’œuvres que Les Fantômes d’Ismaël remet sur le métier, retravaillant obstinément une même glaise autobiographique, romanesque, burlesque, analytique, brassant en un même feuilleté vertigineux l’intime, le politique, l’artistique, le corps, la pensée et le processus créatif.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Tout débute de façon allègre, façon comédie d’espionnage. Lumière dorée, musique sautillante, un aréopage de diplomates devisent au sujet d’un étrange collègue, un certain Ivan Dédalus. On se croirait dans une fiction américaine cossue, au début par exemple de Broadway Danny Rose (Woody Allen, 1984), qui commence par le même dispositif d’une assemblée d’hommes chevronnés parlant du personnage principal à venir.
Comme si Desplechin s’ingéniait à distiller fausses pistes et faux départs
On s’attend à voir débouler bientôt Mathieu Amalric reprenant son personnage de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), nommé d’après le héros joycien. Sauf que non, comme si Desplechin s’ingéniait à distiller fausses pistes et faux départs, comme s’il insistait sur le signifiant labyrinthique dudit patronyme : Dédalus, c’est ici Louis Garrel, cheveux courts, incarnant un jeune homme ingénu faisant ses premiers pas dans les arcanes intimidants et parfois mystérieux du Quai d’Orsay.
Dans un processus de trompe-l’œil narratifs qui gouvernera tout le film, on se rendra compte que Dédalus n’est pas le centre du film, en tout cas pas de “ce” film. Il est le frère d’Ismaël, ou plutôt le frère tel que la subjectivité d’Ismaël le projette, et partant, il est aussi une projection de fiction du vrai frère diplomate de Desplechin – vous suivez ?
Ismaël est le nouvel avatar du cinéaste
Après une quinzaine de minutes, Desplechin finit par nous présenter Ismaël, le vrai moteur de ce film. Comme dans Rois et reine, Ismaël est joué par Amalric et c’est donc le nouvel avatar du cinéaste. Ismaël a des problèmes. Alors qu’il vit avec Sylvia, une femme solitaire rencontrée deux ans auparavant (Charlotte Gainsbourg), qu’il est plongé dans l’écriture d’un film sur son frère diplomate-espion naïf, voilà que fait irruption dans sa vie un amour ancien qu’il croyait mort (Marion Cotillard).
Ce fantôme revenu des limbes se prénomme Carlotta – bip-bip, Vertigo ! La référence est presque trop évidente et soulignée, mais Desplechin a l’intelligence de traiter cet épisode de façon autant prosaïque que mythologique et cinéphilique.
A la dimension romanesque hitchcockienne et aux fantômes du cinéma, se mêle un aspect purement trivial : comment cohabiter avec son amour actuel et son amour d’antan ? Cela donne lieu à quelques échanges conflictuels entre Gainsbourg et Cotillard qui frôlent la zone indécise entre le tragique et le comique.
La judéité est ici présente en sourdine
Dans la famille d’Ismaël/Desplechin, après le frère et les femmes, on demande le père de substitution, Henri Bloom (Joyce forever), cinéaste juif vieillissant mais admiré, en lequel il ne sera pas difficile de reconnaître Claude Lanzmann, sans doute le premier mentor en cinéma de Desplechin.
La judéité reste l’une des obsessions mystérieuses de Desplechin et, comme dans presque tous ses films, elle est ici présente en sourdine, jamais centrale ni développée, toujours allusive. Si on ne sait pas exactement ce qui fascine ou interroge le cinéaste dans le judaïsme, il est clair qu’il a été marqué par Shoah et que cette affaire de morts (par millions), de fantômes (hantant encore notre époque) et de revenants (ceux qui parlent dans le film de Lanzmann) infuse son imaginaire (Carlotta/Cotillard n’est-elle pas une revenante, une vagabonde revenue de l’oubli, une errante ?).
Un monde saturé de signes, de références et de miroirs
L’emboîtement entre la vie affective et professionnelle d’Arnaud Desplechin, celle d’Ismaël, celle de son frère et de ses doubles de fiction, creuse le vertige romanesque des Fantômes d’Ismaël, inventant un monde saturé de signes, de références et de miroirs, où se brouillent les frontières entre les époques, entre la réalité et la fiction, le songe, le fantasme.
Dédalus/Louis Garrel reprend dans le film un propos de Desplechin réellement tenu dans une interview où le cinéaste prétendait, moitié sérieux, moitié plaisantant, faire des films pour dire du mal de son pays, de ses copines et de sa famille.
Ce que Desplechin oublie de dire quand il affirme faire du cinéma pour dire du mal de ses proches, c’est qu’il dit aussi beaucoup de mal de lui-même. Le personnage le plus malmené dans Les Fantômes d’Ismaël, ce n’est pas Sylvia, ni Carlotta, ni Dédalus, mais bien Ismaël/Desplechin, artiste frappé d’une dépression un peu ridicule, rongé par l’angoisse et l’impuissance créatrice. L’humour corrosif du cinéaste s’applique d’abord à lui-même, quand il se vit, se voit, se projette, se distord en clown nombriliste, insupportable et pathétique.
Une plongée dans le désordre du cerveau du cinéaste
Film profus et foisonnant, Les Fantômes d’Ismaël peut ainsi se regarder comme un beau mélo romanesque (Rois et reine), comme une comédie d’espionnage (La Sentinelle, version light) et comme un autoportrait en partie masochiste (Roubaix encore et toujours).
Et quand on mélange les trois, on a l’impression de plonger directement dans le désordre du cerveau du cinéaste, d’embrasser dans un même mouvement l’œuvre et l’imaginaire en fusion qui l’a générée, la pensée et le travail de l’artiste, sa conscience et son inconscient.
Dans ses films, Arnaud Desplechin n’en finit pas de se cacher et de se dévoiler, ce qui est une définition possible de la transfiguration artistique. Avec Les Fantômes d’Ismaël, cette dialectique de masque et de mise à nu atteint un nouveau sommet.
Chaque film est comme le point d’étape d’un work in progress
D’aucuns pourraient penser que Desplechin ressasse ses histoires d’amour et de famille, entre grâces et règlements de comptes, chaque film étant le point d’étape d’un work in progress qui ne s’épuisera qu’au moment de la mort de l’auteur.
Certes, mais quand le ressassement produit des étincelles de cinéma aussi belles et fécondes, on ne peut qu’inciter l’auteur à persister. Ce film prouve à nouveau que l’important n’est pas tant le sujet que ce qu’on en fait. Tant que Desplechin transforme ses obsessions autobiographiques en or cinématographique, on prend, et comment !
Les Fantômes d’Ismaël d’Arnaud Desplechin (Fr., 2017, 1 h 50 ou 2 h 15) (Sélection officielle, film d’ouverture, hors compétition)
{"type":"Banniere-Basse"}